Nommé premier ministre lundi 28 février, Béji Caïd Essebsi 84 ans, ancien étudiant à la Sorbonne, à Paris, avocat de profession, a travaillé près de trente ans aux côtés du Président Habib Bourguiba (1903-2000), il fut son conseiller et plusieurs fois ministre -de l'intérieur, de la défense, puis des affaires étrangères. Mr Caïd Essebsi a présidé la chambre des députés durant un an, au début du règne de l'ancien Chef de l'Etat Zine El Abidine Ben Ali. Son premier discours télévisé, le 4mars a ramené un début de calme dans le pays. Il a été salué par les milieux patronaux comme par les dirigeants syndicaux de l'Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT). Tandis que la Place de la Kasbah se vidait dès le lendemain de ses jeunes manifestants,les défenseurs des droits de l'homme se sont félicités, lundi 7 mars, de la dissolution de la police politique. Mr Caïd Essebsi est chargé d'assurer la transition jusqu'au 24 juillet, date de l'élection de l'assemblée constituante. Il a accordé au Monde, mercredi 9 mars son premier entretien. Vous attendiez-vous à être porté sur le devant de la scène-qui plus est, par une révolution? C'est à l'initiative du Président de la République (intérimaire) Fouad Mebazaa, avec qui j'avais des relations privilégiées, et avec l'accord du premier ministre Mohammed Ghannouchi, pour qui j'ai beaucoup d'estime, que j'ai été approché pour prendre la tête du gouvernement. Mon épouse que j'ai consultée, m'a donné son accord. Mener la transition est une tâche difficile et risquée. Mais je suis convaincu que nous réussirons. Pour la première fois de son histoire, le peuple tunisien a fait la révolution sans encadrement préalable et sans leadership. Après avoir crié “dégage!”, les tunisiens disent “je m'engage!”. Je ferai tout mon possible pour ne pas décevoir leur confiance. L'ancien titulaire du palais de Carthage (l'ex-président Zine El Abidine Ben Ali) a laissé le pays à genoux. Le taux de croissance est à zéro. Résorber le chômage, en particulier le chômage des jeunes diplômés, va être ardu. Pour y arriver, il nous faudrait un taux de croissance à 8% ou 9%. Et une bonne gouvernance. La Tunisie en est capable. La première des priorités est de rétablir la sécurité, condition indispensable à la relance de l'économie. Nous y parviendrons. Et ce dans un délai raisonnable, de quatre ou cinq mois. Je ferai tout pour cela. Le patronat, dont je reçois ce soir (mercredi 9 mars) une délégation, fera, j'en suis sûr, les efforts nécessaires. Quant à l'UGTT, elle m'a approuvé -après une discussion assez franche-, j'ai constitué mon gouvernement sans l'intervention de quiconque. Lors du remaniement, j'ai choisi la continuité et l'efficacité. Avez-vous approuvé la décision d'élire une Assemblée Constituante? On doit tenir compte des demandes du peuple, de ses espoirs. L'assemblée Constituante est un choix juste. Dans les circonstances présentes, c'est un moindre mal. Le projet de code électoral sera présenté fin mars. Peut être avant, j'espère. Le Président de la République prendra alors un décret-loi pour l'approuver et la campagne électorale pourra démarrer. Pour la première fois de son histoire, la Tunisie connaîtra des élections libres, organisées dans la clarté la plus absolue. Si tout se passe bien, au lendemain du 24 juillet, dès qu'auront été élus les députés de l'Assemblée Constituante le gouvernement et moi-même aurons terminé notre travail. Je n'ai pas l'ambition de m'éterniser. Je serai heureux d'avoir pu contribuer à l'avènement de la II ème République. Craignez-vous de voir certains acquis, concernant l'islam, qui n'a pas le statut de religion de l'Etat dans l'actuelle constitution, ou la place des femmes, remis en cause? Si la Tunisie est ce qu'elle est, c'est grâce aux femmes et au code du statut personnel, adopté le 13 août 1956. C'est un acquis irréversible. Quant à l'article 1er de la constitution (qui, de manière volontairement ambiguë, dispose : ” la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain; sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république”), fruit de l'alchimie bourguibienne, il représente la colonne vertébrale de la Tunisie moderne. J'espère que la II ème République et sa nouvelle Constitution le maintiendront intact. Je combattrai pour que cela ne change pas. L'islam est une religion de tolérance et de dialogue. Il faut, sur ce point, un large consensus- à défaut d'unanimité. L'ancien président Ben Ali, réfugié en Arabie Saoudite, sera-t-il extradé? La Tunisie en a fait la demande. Sa fuite relève de la haute trahison. Quand on a le grade de général et le titre de chef suprême des armées, partir de cette manière, c'est déserter. Et c'est un crime passible de la peine capitale. Mais qu'il revienne ou pas, l'histoire l'a condamné. La dissolution de la police politique, va-t-elle se traduire par des procès? Les policiers sont des fonctionnaires, il y a chez eux du bon, du moins bon et peut être du mauvais. Certains ont refusé d'accomplir les sales besognes, d'autres ont accepté et ont fait du zèle. Leur sort sera réglé au cas par cas, dossier par dossier. Si des Tunisiens veulent porter plainte, qu'ils le fassent. Mais il n'est pas question de salir des policiers qui ne le méritent pas. La vraie police représente le prestige de l'Etat. Il faut la rétablir dans ce rôle. Comment envisagez-vous les relations avec la France, pour le moins dégradées? L'amertume n'est pas une solution. Devant l'attitude de la France, la Tunisie a éprouvé de la déception, c'est vrai. Mais il faut aller de l'avant. Nous sommes prêts à saisir la première occasion pour discuter franchement avec nos amis français. Pour l'instant, je n'ai rencontré aucun haut responsable, pas même l'ambassadeur, qui n'a pas encore présenté ses lettres de créance. La France, nous la connaissons bien, j'ai moi-même été étudiant puis ambassadeur à Paris, où j'ai forgé des liens d'amitié très forts. La France est le pays d'Europe dont nous sommes le plus proche. La Tunisie est en passe d'obtenir le statut de partenaire privilégié avec l'Union Européenne. Tâchons de regarder ensemble vers l'avenir. Quelle issue voyez-vous aux violences qui ravagent la Libye-et mettent la guerre aux portes de la Tunisie? Des relations séculaires unissent nos deux peuples. La Libye est notre voisin: si nous ne voulons pas regarder ce qui se passe chez eux, ce sont eux qui regardent ce qui se passe chez nous... On ne peut que souhaiter au peuple libyen de retrouver, très vite, sécurité et quiétude. La Tunisie, avec sa révolution, a provoqué un choc mondial. Mais elle n'a jamais eu la prétention d'exporter la révolte. La Libye demeure un ami privilégié et un allié stratégique. Ce que les libyens endurent doit s'arrêter. Les violences et les exécutions doivent cesser. Il faut que la Libye soit sauvée de cette folie meurtrière. La Tunisie a accueilli des dizaines de milliers d'exilés- et elle l'a fait avec un élan de générosité insoupçonnable. Mais il faut que la paix revienne.