Autant le modèle turc, notamment après la montée en flèche de l'AKP, a donné un crédit à l'Islam politique et montré que la démocratie et l'Islam pourraient être compatibles, sous certaines conditions, autant le scénario égyptien où la pression populaire, soutenue par l'institution militaire, a renversé la table sur le président Morsi, précipitant sa déposition puis sa déchéance et le remodelage de l'ordre constitutionnel et politique en Egypte, a plombé les ailes de l'Islam politique, annonçant son échec historique, voire même sa triste fin, selon certains observateurs. La loi bannissant la nébuleuse ses « frères musulmans » de la vie politique égyptienne, déclarée désormais organisation terroriste, est un coup dur pour le mouvement islamiste. Chacun à sa façon, et selon sa propre dynamique, le modèle turc comme le scénario égyptien ont secoué les fondements idéologiques et politiques de la maison Ennahdha. Au sein de la mouvance islamiste, nahdhaoui en particulier, le modèle turc a longtemps joué comme un pilier de mobilisation, un axe de reconstruction, une rampe de lancement, un exemple à s'en inspirer. Cependant, le mouvement Ennahdha reste empêtré dans ses vieux travers, sans qu'une masse critique parmi ses leaders ne parviennent à faire tomber l'armure et à dépasser le stade des intentions et des velléités. Crainte d'implosion? Manque de volonté? Handicap interne? A moins que ce soient les trois considérations à la fois, ce qui est le plus plausible. Le mouvement Ennahdha, traversé et fragilisé par maintes contradictions internes, vit une véritable crise d'identité et de croissance. D'aucuns estiment, même parmi les militants d'Ennahdha, qu'il est temps qu'il lance sa propre « révolution culturelle » pour opérer la mutation nécessaire et se repositionner sur l'échiquier politique tunisien comme un parti militant au sein du système et non contre le système, se prévalant d'un islamisme pragmatique, ouvert et conciliable avec la laïcité et la démocratie et non d'une doctrine d'islamisation de la société. Sans trop schématiser, il n'est pas interdit de penser qu'Ennahdha est confronté aux principales contradictions internes suivantes, lesquelles expliquent, du moins en partie, son double langage, sa fuite en avant, la duplicité de son discours et son incapacité à définir une image unique et prévisible : 1- Nature ambigüe : Mouvement ou Parti ?! Jusqu'ici Ennahdha se complait de cette dualité, alternant, selon qu'il conviendrait et selon la tournure des évènements et la nature de l'auditoire, l'une ou l'autre des deux tuniques. En quelque sorte la médaille de Janus, Dieu du Panthéon Romain aux deux visages. Quelque part, Ennahdha reste coincé entre deux ligne, sans pouvoir quitter ses habits originels de mouvement (MTI) ni enfiler les vêtements de parti politique. D'où la schizophrénie. 2- Clivage d'identité : Ennahdha ne semble pas capable de faire sa propre transition interne, de procéder à la synthèse de son héritage, de construire sa propre identité dans la mesure où il est encore partagé entre deux dimensions, à savoir le politique et la prédication. A un certain moment, les leaders sont tenus de tailler dans le vif et de définir une fois pour toute la nature de leur courant, un parti politique ou un groupement de prédication. Ce flou entretenu jusqu'ici altère le discours, l'image et la perception d'Ennahdha et handicape sa marche à terme. Lors de son dernier Congrès, la question a été effleurée sans être tranchée, mais reportée à une date ultérieure. Ce qui prouve la difficulté d'Ennahdha, compte tenu de la rivalité interne, de régler la question une fois pour toutes. 3- Guerre des ailes : Il est de plus en clair qu'un double axe de clivage traverse les rangs d'Ennahdha : D'une part une ligne de division entre militants prisonniers et réfugiés, à laquelle se greffe, d'autre part, celle entre les deux blocs, dur et modéré. La guerre des ailes au sein d'Ennahdha bat son plein, met en otage le processus de transition et bouche les perspectives. Le noyau dur a longtemps pris les dessus et, par ricochet, imposé au parti et au gouvernement une ligne de gouvernance aussi obscur que désarticulée. L'aile dure semble mener la barque non seulement du parti mais notamment du pays. Paradoxalement, à en juger par la trajectoire des principaux pontes, il en ressort que les militants qui ont subi les affres de la torture et de l'emprisonnement forment plutôt le camp souple. Certes, c'est un peu schématique et abstractif comme conclusion, mais il y a un fond de vérité. De part et d'autres, les exceptions existent mais la règle n'en est pas pour autant démentie. Peut-être que pour avoir été longtemps victime du système déchu, en avoir subi dans leur chair les exactions, ils semblent plus perméables au dialogue et mieux armés, intellectuellement et politiquement, pour assimiler les enjeux et les entraves du processus de démocratisation et comprendre la richesse et l'intérêt de l'ouverture. La doctrine des faucons n'a aucun avenir en Tunisie tant ils ont brillé par leur souffle extrémiste, leur double discours, leur prosélytisme idéologique déphasé et exclusif, leur modèle de gouvernance défaillant et leur wahhabisme rampant. Une posture idéologique et politique qui ne sera jamais soluble dans le terroir tunisien et le creuset de son histoire et de son modèle de société. Outre les différentes et non moins dissonantes prises de bec entre les faucons et les colombes. 4- Loyauté à géométrie variable : Par moments, Ennahdha, à travers ses leaders, laisse penser que sa loyauté est à double vitesse: De façade (sur la forme) pour la Tunisie mais sur le fond, pour la confrérie. L'intérêt strictement partisan supplantant l'intérêt national. Il suffit d'opposer les déclarations des grandes figures d'Ennahdha pour saisir, à ce sujet, leur déchirement interne et leur inaptitude de parler d'une seule voix. Le déphasage est criard. 5- Marquage idéologique : Ennahdha est-il en prolongement ou en rupture avec l'idéologie des « frères musulmans » ? Entre le discours et la pratique, la fracture est trop prononcée. Là aussi Ennahdha n'a pas su ou pu ou voulu couper avec ses origines référentielles et son allégeance à cette nébuleuse dont il est, dans les faits, l'héritier et le représentant. L'épisode égyptien montre qu'Ennahdha, en assimilant la destitution de Morsi à un coup d'Etat et en vilipendant le nouveau pouvoir, reste inféodé aux « frères musulmans ». Il n'a jamais cherché à couper les ponts, à s'en démarquer et à construire son propre socle politique et idéologique. La position plutôt molle, pour ne pas dire complice, d'Ennahdha, dans l'ensemble, à l'égard du mouvement salafiste extrémiste et par rapport à l'obscure doctrine wahhabite rampante, étayent l'idée qu'Ennahdha n'a pas rompu avec la mouvance pure et dure de l'islamisme et a choisi de rester dans le sillage des « frères musulmans » et perméable au courant wahhabite. La vis n'a guère été véritablement serrée sur les salafistes extrémistes. La fameuse vidéo fuitée de Rached Ghannoubi atteste combien ce dernier, parrain et homme fort, ménage le mouvement salafiste, au détriment de l'agenda et du mandat du gouvernement, comme de l'intérêt et de la sécurité du pays. La Tunisie était le théâtre d'un véritable bal des prédicateurs wahhabites sans qu'Ennahdha n'ait remué un seul sourcil ou pris vraiment position dans la bataille menée par la classe politique et la société civile à ce sujet. 6- Moraliser ou islamiser : Ennahdha ne brille pas par sa clarté au sujet de cette posture manichéenne concomitant deux visions. Derrière le discours visant à moraliser la vie publique et l'espace social se faufile le projet , publiquement inavoué, d'islamiser par la force la société tunisienne et d'en renverser le système séculier prévalant jusqu'ici. Un modèle cher aux tunisiens et fruit de deux siècles de réformisme où la Tunisie n'a jamais connu de crise d'identité ou de controverse confessionnelle, où jamais l'Islam n'a été menacé ou défiguré. Là également le décalage est perceptible, voire tangible, entre la parole et la pensée, entre le discours et la vision, entre le tactique et le stratégique. Il est bien établi que le projet des faucons d'Ennahdha est articulé autour d'un agenda beaucoup plus islamiste que démocratique. Dans leur esprit, la démocratie n'est considérée que comme un tremplin pour prendre le pouvoir et non comme un mode de gouvernance. Ils ne semblent pas disposés à jouer le jeu démocratique et à accepter le principe d'Etat civil, d'alternance au pouvoir, d'égalité ou de parité. 7- Rached Ghannouchi entre leadership et hégémonie : D'aucuns estiment, même parmi les nahdhaouis, que le cheikh constitue le premier facteur de blocage et le principal boulet au pied aussi bien d'Ennahdha que du gouvernement et qu'en dernière analysé, dans l'anti chambre du pouvoir, il tire toutes les ficelles et commande le pays au doigt et à l'œil. Pour beaucoup, Rached Ghannouchi n'est plus l'homme de la situation, il est devenu un facteur beaucoup plus de dissension que d'équilibre. Il est porté à bout de bras par les faucons d'Ennahdha. Et si l'on se réfère à son élection plutôt aisée à la présidence, lors du dernier congrès d'Ennahdha, il ne serait pas insensé de conclure que le noyau dur en accapare la place la plus significative et continue à faire la pluie et le beau temps. Les contradictions internes ci-dessus mentionnées, loin d'être exhaustives, montrent au moins qu'Ennahdha, sans être vraiment au bord de l'implosion, compte tenu de son organisation et de sa discipline, vit une véritable crise d'identité et de croissance. La décision prise par le Bureau Exécutif d'Ennahdha de s'opposer à la proposition de Hamadi Jebali de former un gouvernement de technocrates comme solution à la crise politique, révèle, si besoin est, que l'aile dure constitue non seulement la masse critique et l'épine dorsale d'Ennahdha mais également le bloc de refus de toute idée de lâcher le pouvoir. Il s'agit, pour l'essentiel, d'une guerre de sièges et de portefeuilles, au mépris de l'intérêt public et de l'enjeu national, et non d'une divergence de vue sur les modalités de gouvernances, sur les priorités nationales et sur les alternatives de sortie de crise. Il est permis de penser que l'avenir de l'islamisme politique en Tunisie, même si les durs d'Ennahdha s'en défendent, est étroitement lié à la vision stratégique de son aile modérée et notamment à sa capacité de s'affranchir définitivement des faucons, de s'immuniser contre l'enlisement extrémiste ambiant, d'opérer la mutation de sa formation, de mouvement en parti, de foyer de prédication en acteur politique, et de s'intégrer dans le système, d'adapter son discours, son programme et sa vision aux impératifs de démocratie, d'ouverture et de sécularisation. Un ordre politique et idéologique qui rompt complètement avec l'assise d'Ennahdha, qui s'inscrit dans la droite lignée du mouvement démocratique, réformiste et moderniste tunisien. La nécessité est historique mais est-ce que la situation (sur le double plan exogène et endogène) est suffisamment mûre pour lancer un tel radical processus de transformation ?! Franchir un tel grand pas, connaissant les contradictions et les clivages internes d'Ennahdha, n'est certainement pas une entreprise de tout repos, loin s'en faut, même si, pour nombre d'observateurs, un jour ou l'autre, Ennahdha sera immanquablement confronté à ce choix douloureux mais combien salutaire pour tout aussi bien Ennahdha que la Tunisie nouvelle.