Le ministre nahdhaoui des droits de l'homme (?) se distingue de ses homologues du monde entier par un franc-parler qui dit long sur la conception qu'il se fait de sa fonction et de ses prérogatives. Défendant son droit, et celui de son parti (converti en tribunal révolutionnaire), d'exclure les « pourris et les salauds » qui ont servi l'ancien régime, il n'hésite pas, emporté par un l'honnête enthousiasme, de déclarer que ces derniers devraient « passer sur nos corps » pour reprendre leur place sous le soleil. D'aucuns verraient dans cette position une déclaration de guerre. Monsieur Dilou, le gouvernement et les militants du parti au nom desquels il parle, y ont vu, eux, la détermination des nahdhaouis en particulier, sentinelles autoproclamés de la révolution, de fortifier les acquis du peuple qui les a honorés de sa confiance. On peut reprocher à monsieur Dilou d'avoir favorisé, en lui, le militant au détriment du ministre et de s'être laissé aller à des excès de langage peu communs chez un responsable de son rang, il objectera que le danger imminent qui guette la nation est d'une gravité qui justifie toutes les infractions. Quand il s'agit de faire justice à tout un peuple, il est permis de recourir à des mesures exceptionnelles, injustes en apparence. Exclure les suppôts de la dictature est, de l'avis de tout le monde, une bonne cause qu'il faudrait réussir à tout prix et par tous les moyens. En somme, monsieur Dilou ne déroge pas à la méthodologie machiavélique stipulant que les fins justifient les moyens. Son mérité, c'est d'avoir été suffisamment explicite sur ce point. S'il s'avère impossible de réaliser légalement cet objectif en mobilisant les bonnes volontés de l'Assemblée nationale constituante (ANC), largement dominée par sa secte-parti et ses alliés dociles du moment, tous sentinelles autoproclamés de la révolution, les porte-parole attitrés du peuple n'hésiteront pas à user de la violence révolutionnaire, comme le suggère l'un des conseillers du locataire de Carthage. La justice, la seule qui soit habilitée à traiter ce genre de différends, ne sera pas saisie, et cela pour une raison toute simple : le processus judiciaire est long et les honnêtes gens, forts de leur légitimité électorale, n'ont pas de temps à perdre. Traduire en justice, d'un coup, soixante mille personnes est un précédent sans pareil qui risquerait de se retourner contre ses instigateurs. La justice révolutionnaire, quant à elle, tolère tous les excès. De cette façon, monsieur Dilou peut avoir la conscience tranquille. Il ne fait de tort à personne en condamnant tant de monde puisqu'il ne fait que se plier à la volonté de son commanditaire, qui n'est autre que le bon peuple. Ce privilège que s'octroient les administrateurs du jour procède de l'idée (consciente ou inconsciente peu importe) selon laquelle leurs administrés seraient des mineurs doublés de débiles, incapables de penser par eux-mêmes et de discerner le bien du mal. Monsieur Dilou et consorts n'ignorent pas que l'exclusion est le privilège du peuple. C'est à lui en effet qu'il revient de décider qui devrait être honni et qui devrait être encensé. Et pour ce faire, le peuple exprime sa volonté à travers les urnes. C'est d'ailleurs par cette voie que les Dilou et compagnie se sont trouvés à la tête de l'Etat. Alors, où est le problème ? Pourquoi ne pas laisser le peuple décider, en toute liberté, du sort de ses « ennemis » ? Si les justiciers autoproclamés, guidés par le ministre des droits de l'homme en personne, s'obstinent à exclure les rcdistes, coupables de corruption et de despotisme, c'est pour épargner au peuple de tomber dans le piège de ses anciens bourreaux. Le chef de la confrérie, que Dieu l'agrée, n'at-il pas soutenu, plus d'une fois, que le peuple pourrait, par ignorance, voter contre son propre bien, en refusant l'inscription de la châria dans la constitution ?! Il serait donc imprudent de lui confier une affaire si grave. D'ailleurs, le peuple attend de ces dirigeants du moment, qui jouissent pleinement de sa confiance, de légiférer à sa place. Si les sentinelles du temple se laissaient aller au luxe de s'en tenir aux règles de la gestion démocratique et commettraient la bêtise d'envoyer le bon peuple aux urnes, ce dernier pourrait, par un geste inconsidéré, compromettre la révolution et réhabiliter ses bourreaux ! Comment résoudre ce dilemme ? Si les chantres de la révolution étaient sûrs que le peuple s'en tiendrait à leur verdict, ils lui auraient confié cette mission. Mais tout semble indiquer que les contre-révolutionnaires risqueraient fort d'emporter la partie. Il y a là un paradoxe renversant : le peuple, auteur de la révolution, et dépositaire unique de la légitimité, pourrait s'égarer et honorer de sa confiance les ennemis de la révolution ! Comment expliquer ce paradoxe ? Cela veut dire que ce peuple, que les justiciers s'obstinent à protéger de lui-même, est ignorant, ou corrompu jusqu'à l'os. Une conclusion s'impose : pour mériter l'attribut révolutionnaire, le peuple devrait reconduire impérativement l'équipe régnante actuelle. Tout autre alternative relèverait de la contre-révolution. Or, il y a un grand risque que le peuple commette l'irréparable et se détourne des « élus pieux, intègres, désintéressés et angéliques » qui ne veulent, eux, que son bien. Solution ? Il est impératif et salutaire de l'empêcher de s'autodétruire, de sauver son âme en prenant, à sa place, contre sa propre volonté s'il le fallait, la décision qui s'impose. Le peuple a eu raison en leur confiant la lourde responsabilité de préserver sa révolution. Il a été bien inspiré de mettre son destin entre leurs mains. Mais il semble que, conformément à l'adage du terroir, le peuple ressemble, par son comportement, à la canne de l'aveugle, laquelle, au gré du hasard, se retrouve dans la pureté ou dans la gadoue. Un heureux hasard (qui ne risque pas de se reproduire) a voulu qu'elle ait été orientée vers la pureté : cela a donné naissance à un gouvernement exceptionnel, hors norme. Cette équipe devrait continuer son œuvre salutaire pour longtemps. Et pour cela, il est nécessaire d'empêcher tout le monde, et le peuple en particulier, de fausser le sens de l'histoire. Il est connu que les peuples sont, tout comme les enfants, capricieux, volages et imprévisibles. L'histoire nous apprend également qu'il arrive souvent que les révolutions, à cause justement de cette tare populaire, tournent court. Le peuple inconscient, pour des raisons passagères et futiles, exaspéré par le rythme lent des réformes, pourrait se jeter dans les bras de ses ennemis. Il est du devoir des gens du bien, ces hommes et femmes bénis par Dieu et son prophète, de s'opposer à cela. Certes, le peuple est libre de son choix, mais comme il est risqué de laisser des allumettes à la portée d'un enfant, il est tout aussi risqué d'autoriser le peuple à aller vers sa perte ! Le parti de la droiture, béni par Dieu, n'a pas le droit de laisser le peuple se porter préjudice. Il est dit que la religion est le conseil, et conformément à ce principe céleste, il est du devoir des gens du bien de faire entendre raison au peuple par tous les moyens possibles et imaginables, afin que soit préservée, pour longtemps si Dieu le veut, la sainte révolution. Cette option, coercitive en apparence, est l'illustration par excellence de la démocratie sélective, et c'est elle que les détracteurs des justiciers autoproclamés qualifient de dictature et de théocratie. En fait, c'est d'une dictature qu'il s'agit, dans le style de la dictature du prolétariat que préconisait feu Karl Marx, et qui n'est autre que la dictature des gens droits. C'est cette dictature là que monsieur le ministre des droits de l'homme défend avec tant d'acharnement.