« Le pluriel implicite du « on » et le pluriel avoué du « nous » constitue le refuge confortable de l'existence fausse ». Cioran, Précis de décomposition La révolution à délié les langues de tout le monde, de sorte qu'il est devenu du droit de chacun non seulement de prendre la parole, mais de prétendre le faire au nom du peuple. Et il ne s'agit point là d'une supercherie, car le peuple est dans chacun de ceux qui ont vécu, sans y croire vraiment, l'épopée grandiose du 14 janvier 2011. Après coup, et compte tenu de l'ampleur du cataclysme, cet événement extraordinaire a été diversement apprécié : ceux qui ont les pieds sur terre parlent d'exploit, d'autres, dont les yeux sont constamment rivés au ciel, y voient un miracle. Révolution et peuple sont, plus que leurs corollaires liberté, travail et dignité, qui passent pour être les slogans mobilisateurs du printemps tunisien (autre cliché langagier démenti par les dures réalités de l'hiver islamiste rampant), les vocables les plus en vogue depuis le 14 janvier 2011. Cet usage abusif s'expliquerait, entre autres, par le fait que, dans l'euphorie et le désordre suscités par la chute de la dictature, il était impératif pour tous de se positionner par rapport à un événement qui s'impose, dans la conscience collective, comme le prélude d'un véritable cycle de régénération. Il est naturel donc que les acteurs politiques du jour, leurs opposants directs et les animateurs, réguliers et occasionnels, de la vie publique, dont en particuliers les diverses représentants de la société civile, usent, chacun à sa façon et de manière on ne peut plus ostentatoire, de la révolution et du peuple comme d'un argument irréfutable. L'on comprend mieux alors l'obstination de la Troïka à parler, à tort et à raison, de la légitimité électorale, répétant inlassablement que le peuple a dit tout haut son mot ! Que tout le monde se taise donc dans l'attente de la prochaine échéance. Pour le moment, la scène est occupée par ceux que le peuple a choisis pour servir ses intérêts et protéger ses acquis contre les menées sournoises de la contre-révolution. Aucun débat n'est possible avec ces élus, imbus jusqu'à l'arrogance, d'une légitimité qu'ils ont de plus en plus tendance à confondre avec allégeance. Aux yeux des nahdhaouis en particulier, la légitimité devient synonyme d'élection, dans l'acception coranique du terme. Leur parti serait la représentation vivante de la nation élue – khaïra Omma (خير أمة أُخرجت للناس) – et le combat qu'il mène contre ses détracteurs serait, comme l'a souligné un certain Harouni, l'équivalent de celui que le Prophète Mahomet – que la paix est le salut soient sur lui – à mené contre les associateurs de Qouraïch ! Ni plus ni moins. Et monsieur le ministre des transports ne plaisantait pas en soulignant, devant un auditoire subjugué et ébloui, cette sublime vérité, qu'il tient, comme tous les membres de sa confrérie, pour un miracle que le Ciel leur a concédé en juste prix des sacrifices consentis. Mircea Eliade n'aurait trouvé rien d'anormal dans le raisonnement de ce notable nahdhaoui. Bien au contraire, il se serait réjoui de l'argument supplémentaire, en faveur de sa théorie du cycle de l'éternel retour, que comportent les propos de cet illuminé et, au-delà de ce cas caractéristique, de tous les militants de ce parti qui recourent au même argumentaire religieux. Le cas de Soumaya Gannouchi, la fille du leader du mouvement Ennahdha, la dernière à s'être manifestée – et avec quelle pompe ! – ne déroge pas à cet itinéraire. Bien au contraire, il s'y inscrit comme étant la confirmation de règle universelle (du cycle), édictée par le savant suédois et, en même temps, de sa limite extrême. La lettre commémorative (de quoi ?) de S. Gannouchi, illustre anonyme pour la majorité des Tunisiens, pêche par excès. Un excès que ne saurait justifier sa parenté avec le chef du mouvement, auquel elle adhère par hérédité, par mimétisme ou par loyauté. Si cette fameuse lettre avait été rédigée par son père ou par l'un de ses lieutenants, elle n'aurait pas suscitée autant d'indignation. Le public tunisien, familiarisé avec les saillies d'un vieux chef aigri et mégalomane, en lisant ce document renversant, se serait contenté d'un hochement de tête excédé ou d'un sourire amusé. Venant de S. Gannouchi, cette missive rocambolesque est inacceptable parce qu'elle est perçue comme une grossière contrefaçon. La fille de son père n'a fait, dans son chef-d'œuvre, qu'imiter, à la perfection, la verve corrosive de son boss et papa. Son péché, c'est d'avoir calqué l'arrogance de son vieux père, autrement dit de s'être comportée comme un chevalier, alors qu'elle n'est même pas un fantassin. Sa croisade repose sur un argument et un seul, du reste celui de tout le monde : le peuple ! Seulement, ce cliché ne saurait convaincre dans la bouche d'une novice. Il s'agit d'un subterfuge rhétorique, usé jusqu'à la corde, qui ne pourrait avoir de l'impact que dans la joute d'un tribun chevronné. Or, dans le médiocre speech de S. Gannouchi, le peuple n'est rien d'autre que le prétexte approprié pour un règlement de compte aussi arbitraire qu'incongru. Intervenant dans le contexte d'une fête, qui n'existe que dans la tête de son papa, il choque par son ton hautement belliqueux. En croyant apporter main forte à son chef, et à sa juste cause, Madame Soumaya Bouchlaka l'a cruellement desservi. Son intempestive intervention n'aurait servi qu'à convaincre le parterre, acquis d'avance. Les réfractaires, par contre, ont té conforté dans la conviction – déjà bien ancrée – que les islamistes sont les agents de la subversion et de la discorde. Le bel exploit de Madame Bouchlaka donne un aperçu saisissant de la haute moralité de ceux qui prétendent monopoliser morale et piété. En s'attaquant lâchement à l'opposition, et à Olfa Youssef par la suite, elle aurait fait montre, en plus du manque évident de tact politique et de pertinence, d'une arrogance qui n'est pas sans rappeler celle des élus d'antan, ceux que le peuple, au nom de qui elle prétend guerroyer, a condamnés, il n'y a pas très longtemps, à l'exil. Madame Bouchlaka aurait oublié, sous l'effet d'un enthousiasme puéril, qu'elle n'est pas la partenaire de l'opposition qu'elle s'est permis d'accabler, ni celle d'Olfa Youssef, l'universitaire et la femme. Aux yeux de l'opposition tunisienne S. Gannouchi n'est rien du tout. Elle n'existe, pour ainsi dire, pas. Qu'elle soit la fille de R. Gannouchi ou de n'importe quel autre Khriji, ne change rien à ce constat : elle est juste la fille de son père, c'est-à-dire, encore une fois, RIEN !