« La parole et le silence. On se sent plus en sécurité auprès d'un fou qui parle que d'un fou qui ne peut ouvrir la bouche ». Cioran, Le Mauvais démiurge, p. 1254 Il est des événements qui se refusent à tout commentaire. Ils sont à ce point insolites qu'ils semblent être le fait de quelques créatures surnaturelles (c'est-à-dire des créatures de fiction ou anachroniques, en ce qui concerne celles d'entre elles qui donnent l'impression d'être en vie), venues d'une lointaine galaxie dont nous ne soupçonnons même pas l'existence. Que l'homme soit capable du pire, lui qui n'est pourtant capable ni du bien, et encore moins du meilleur, qu'il puisse se laisser emporter par la passion (l'invincible passion qui lui fait tolérer les pires abominations) jusqu'à l'aveuglement absolu, est une évidence flagrante que notre raison (qui abhorre le laid et l'horreur des sévices que commande la piété ou le sadisme qui se fait passer pour telle) refuse obstinément d'admettre. C'est que l'horreur, et les atrocités qui en découlent, inclinent à penser que leurs auteurs, forcément des humains, n'ont avec l'humanité que des rapports formels, soit la simple apparence physique. C'est certainement pour cette raison que les monstres, que le cinéma se plaît à animer sous nos yeux ébahis, parlent très peu et, pour les plus cruels et les plus répugnants d'entre eux, ne parlent pas du tout. Le langage, cela tombe sous le sens, est l'attribut humain par excellence. Dracula, le plus humain et le plus irrésistible des monstres cinématographiques, ne prononce que quelques mots lors de chacune de ses fascinantes apparitions sur le grand écran. Si le monstre ne parle pas, ce n'est pas tellement parce qu'il est incapable de le faire, c'est en fait parce que son mode de communication n'est pas le verbe, mais le cri, dans ses multiples variantes, la grimace, le rictus, un regard venimeux et un maintien aristocratique rébarbatif et méprisant dont l'objectif est de rappeler au menu fretin que le commun des mortels ne peut en aucune manière rivaliser avec la des divinités. Il est dans la nature du monstre de beugler, feuler, hurler, mugir, rugir, siffler, grincer. Le monstre politique (car cette race existe bel et bien et estime avoir un rôle à jouer dans la gestion des affaires de la cité), quant à lui, se plaît à haranguer, ameuter, inciter, fulminer, vociférer, tonitruer, semer la discorde, vacarmer, tumulter, brouhahater et tempêter. Les quatre derniers verbes, dont l'allure néologistique est si évidente, conviennent, un peu plus que les précédents, aux humains monstrueux, car cette race, dont les biologistes ignorent tout, non seulement existe, mais elle occupe, semble-t-il, les devants de la scène. Pour s'en assurer, il vous faut relire les grands classiques du naturalisme, à commencer par ceux d'Emile Zola. Cela ne revient-il pas à dire que l'homme sombre dans la monstruosité (qu'il n'est pas interdit d'assimiler à l'animalité, même si, de l'avis des spécialistes, la première excède le cadre, somme toute limité et inoffensif, de la seconde) dès qu'il devient bruyant, même dans le cas où il ne rompt pas complètement avec le langage ? Car, même lorsque le monstre humain use du langage dont se servent les humains, ne fait en fait que soliloquer et ressasser ses vieilles obsessions fossilisées qu'il s'obstine à présenter comme étant des vérités occultes et immuables. C'est de cette façon que l'excision et l'amputation (de la main et du pied), pour ne citer que les exemples qui nous intéressent de près, deviennent des simples opérations de chirurgie esthétique ! Cela ne revient-il pas à dire que le déchaînement et l'excès, que recèlent l'horreur, verbale en particulier, sont les signes éloquents de la déraison ou de ce qu'on appelle communément la folie ordinaire ? Il semble malheureusement qu'il en soit ainsi. Que ceux qui s'obstinent, en dépit de tout, à définir l'homme comme un être pensant, nous expliquent (ou tentent au moins de le faire) un peu pourquoi cet être raisonnable se conduit, la plupart du temps, de manière si déraisonnable ! L'actualité le confirme à chaque instant, à l'occasion de tout et de rien, car les frontières s'estompent de plus en plus entre le sérieux et le ludique, le rationnel et le démentiel, le terrestre et le céleste, le paradisiaque et l'infernal et, partant, entre le futile et le primordial. Dès lors, il serait possible de dire de l'humanité qu'elle est un état de parfait équilibre, de total maîtrise de soi dont l'indicateur le plus probant est le débit de la parole, dit normal, c'est-à-dire en accord avec la situation d'énonciation. Tout écart par rapport à cette règle fait changer fatalement l'homme de statut, en le métamorphosant en monstre. Ne pas parler la langue de son temps est la forme de monstruosité la plus commune qui désole aujourd'hui notre réalité. La polygamie, le mariage coutumier, le califat, l'excision, l'ablation des membres, la lapidation, l'apostasie sont les fruits les plus caractéristiques de cette démence qui dévaste aujourd'hui nos terres. Les adeptes de cet idiome barbare ne se rendent même pas compte de leur caractère anachronique. Cette manière de voir l'humain laisse sa place intacte à la passion et à ses diverses manifestations. Le lyrisme, l'enthousiasme, l'exaltation, l'admiration, l'indignation, la haine et l'amour sont parfaitement humains tant qu'ils ne débordent pas les limites du tolérable, c'est-à-dire la limite au-delà de laquelle l'homme se dépouille de la retenue et de la décence, qui sont censées commander son comportement, pour s'abandonner aux pires extravagances, dont la plus horrible est celle qui consiste d'institutionnaliser la torture, au nom d'un credo improbable ou carrément douteux. L'excision, que devrait être catalogué comme un acte de torture, est d'autant plus détestable que ces victimes sont des enfants. L'insolite qui résiste au commentaire, que l'on peut imputer à une débordante passion, ne nous rebute pas seulement par son caractère excessif, il nous rebute surtout par sa tendance à s'excéder lui-même sans relâche, c'est-à-dire à évoluer résolument vers un extrême qu'il est condamné à ne jamais atteindre. C'est pour cette raison que nous estimons que l'excision (et tous les éléments de la nomenclature que nous avons cités plus haut) est le prologue à l'abomination généralisée qui a pour nom théocratie. S'il est compréhensible, qu'à l'occasion d'un match de football un peu plus important que d'autres, des échanges déplaisants se fassent entendre entre les supporters des deux équipes en compétition, il est pour le moins curieux que le sort d'une nation et son salut dépendent de formations politiques qui confondent – et de quelle manière ! – entre les élections et un match de football, et estiment partant qu'il est de leur droit d'avoir leurs ligues de supporters qui se chargeraient, chaque fois que c'est nécessaire, d'applaudir leurs exploits ! Cela précisément n'est ni logique, ni compréhensible, ni normal, ni surtout humain. Mais il suffit de se rappeler qu'un match de football, en dépit de ses affinités évidentes avec l'arsenal de jeux dont l'homme s'est doté pour déjouer, en lui, la phobie de la fin, n'est pas une partie de cartes ou d'échecs pour réaliser l'ampleur du risque que les maîtres du jour font courir à notre pays. Il y a dans le premier quelque chose d'assez puéril et d'assez grave en même temps, qui fait que le plaisir d'un groupe restreint d'hommes devient la raison d'être de tout le monde ! Il suffit de voir pleurer les perdants (ceux que les gagnants du 23 octobre s'obstinent à appeler les blessés) pour comprendre que le malheur des uns favorise le bonheur des autres, mais que ni l'un ni l'autre ne favorise le bonheur de la Tunisie. Et cela veut dire, en clair, qu'il est impossible (d'autres diraient utopique) que tous les hommes soient heureux en même temps. Cette évidence est la preuve que le paradis (terrestre ou céleste, peu importe) est une parabole dont la fonction est de perpétuer, en l'homme, sa foi inébranlable dans l'illusion. Une illusion sans laquelle il ne lui resterait qu'à se donner la mort. Est-ce pour cette raison que les interdits de parole qui n'ont pas, comme les bienheureux du moment, l'occasion de parler de leurs rêves étriqués de chômeurs affamés et désorientés, optent, pour se faire entendre, au moins une fois dans leur vie, pour le feu ? Les monstres humains aux aguets sautent aussitôt sur l'occasion pour faire l'éloge d'une abomination de plus, la plus cruelle de toutes : la damnation éternelle ! Les jeunes qui se sont immolés par le feu, proclament-ils, suivant l'exemple de Mohamed Bouazizi, finiront, sans aucun doute, dans les flammes éternelles. La raison en est, toujours selon ses doctes sévères et impitoyables, parce que le Tout-puissant a réservé l'éden à ceux, d'entre ses créatures, qui se sont proclamés, à son insu, les défenseurs acharnés de sa LOI ! Il semble que la polygamie, l'excision, le hijab, le niqab, l'interdiction de conduire une voiture, l'interdiction de voyager, sans un accompagnateur de sexe mâle, et bien d'autres horreurs encore, fassent partie intégrante de cette LOI d'Allah. Amen !