L'ironie, et le sarcasme en particulier, ont des vertus auxquelles le sérieux ne pourrait prétendre. Et pour cause ! Lui, trop imbu de sa petite personne (mais qu'il voit tellement grande qu'il finit par ne voir que lui-même, tout provisoire qu'il est), il n'a ni la patience ni le temps d'écouter parler l'autre. Surtout que l'autre cause d'une drôle de manière ! Eux, de loin plus modestes et, partant, plus humains, ont cette faculté extraordinaire de tout dédramatiser, de tout relativiser, de sorte que la tragédie la plus poignante prend, dans leur bouche, les accents d'une farce désopilante. Un peu dans le style, – ô combien triste et ridicule ! – de ces Don Quichotte tunisiens (Président et Messie réunis, preuve que les contraires irréductibles peuvent faire bon ménage dans le cadre d'une républicratie ([1]), cet extraordinaire exploit révolutionnaire) qui s'égosillent à défendre l'honneur de leur poule aux œufs d'or, dénommée Qatar ! C'est là toute la différence entre un roisident ([2]) qui légifère et un humoriste qui zozote, vautré dans un trône dont il se croit le dépositaire alors qu'il en est l'usurpateur. Ce qui ne veut pas dire pour autant que l'un et l'autre s'emploient, chacun à sa manière, à tout tourner en dérision. La preuve, me diriez-vous ? Elle est simple la preuve, voire évidente, et elle consiste en ceci : l'ironie n'exclut pas le tragique. Bien plus, il semblerait même que, proféré sur le mode comique, le tragique augmente en intensité et, au risque de les déshydrater, vide les âmes sensibles de toutes leurs larmes. C'est en cela précisément que réside la supériorité du second sur le premier. Ce dernier, tout comme son corollaire sacré, est insensible à l'ironie : dans sa bouche, la potence signifie bien l'échafaud et tout l'attirail lugubre qu'il implique, bourreau en tête ! On ne badine pas impunément avec le Qatar, ce Che Guevara (étant entendu que cette infinitésimale superpuissance s'identifie à la personne de son prince ou, ce qui revient exactement au même, son propriétaire, ce promoteur zélé du printemps arabe, ami des laïcs et des islamistes, défenseur acharné de la démocratie et tout le tralala) de ces temps tristement révolutionnaires ! Le sarcasme, ne se prenant pas lui-même au sérieux (en apparence seulement, sinon il ne dirait plus rien : c'est là sa façon de signifier sa démission ou, pire encore, sa mort), ne se produit jamais en public sans ses frusques de bouffon. Un bouffon, pitoyable et pathétique à la fois, qui ferait rire son public jusqu'aux larmes. Il est curieux que le roisident et le bouffon, chacun à sa façon, se proposent, pour nous gagner à leurs causes respectives, de nous soutirer nos larmes : ils seraient donc d'accord sur le fait que, pour comprendre, l'homme a besoin de verser des larmes. La similitude, si similitude il y a, s'arrête là, car il faudrait se dire que celui qui a la tête sur le billot et celui qui a la tête à l'abri de tout (à Montplaisir ou au palais de Carthage, à titre d'exemple) ne pleurent pas de la même manière ! C'est pour cette raison que les gardiens du temple n'attaquent jamais ces hauts-lieux du pouvoir et concentrent leurs efforts sur l'université, les théâtres et galeries pour y traquer la lumière et la joie de vivre. Il y aurait, au fond de chaque homme, prétendent certains esprits futés, un messie qui sommeille. A la moindre alerte, il se réveille et, d'une voix austère, se met à poursuivre de sa rigueur tout ce qui bouge ici bas, les détracteurs du sacro-saint Qatar en premier. Selon lui, le monde aurait besoin d'un grand coup de balai en l'honneur de la poule aux yeux d'or qui aime tant la révolution et les révolutionnaires ! Le monde (entendez la Tunisie) y laisserait des plumes, c'est sûr, mais les plumes, qui sont faites pour être arrachées nous rappelle le roisident en accord, comme toujours, avec le messie, ont l'ingénieuse capacité de repousser aussitôt fauchées ([3]). Le bouffon, que certains appellent pompeusement le peuple, qui n'apprécie pas du tout l'humour du présinarque ([4]), s'arrange toujours d'élire domicile dans les âmes que ce dernier a définitivement désertées. Il s'ensuit, vous l'aurez compris de vous-même, que le messisident ([5]) contrairement au bon peuple, s'il ne nous prend pas à la gorge, nous colle à la peau. Ouvrez n'importe quel ouvrage d'histoire et prêtez l'oreille aux hommes qui y évoluent, vous allez avoir la surprise, quelque peu désagréable, qu'ils disent, à peu près, la même chose. Rien d'étonnant alors que le roisident soit tombé d'accord avec son acolyte le messie et qu'ils aient donné naissance au messisident. Tous assurent avoir été jusqu'à l'extrême limite de l'humain et espèrent figurer, avec leurs émules, dans le panthéon des monstres sacrés. La voix que vous entendez n'est pas la leur, c'est celle de leur messie ([6]) qui pourrait prendre, selon les cas, le titre de calife ou président, ou les deux à la fois, se disant alors calisident ([7]). Dès lors, il ne faut pas s'étonner de voir discourir des hommes qui ont disparu de la surface de la terre depuis des siècles et, mieux encore, de frapper sur toutes les tables pour se faire entendre et imposer leurs vues comme étant les seules qui servent le salut de l'homme d'aujourd'hui ! L'argument qu'ils avancent est imparable : le sacré a la priorité sur l'histoire, sur la vie, sur tout ! En fait, il est dans les habitudes des morts de séjourner avec les vivants et de leur parler de temps à autre. L'homme s'est fait à l'idée de devoir composer avec ses morts, mais il n'accepte pas que le cimetière annexe le monde des vivants ([8]) ! Si les vivants se laissaient subjuguer par certains de leurs morts (en les personnes d'un In Teymiyya et Mohamed Ibn Abdelwahab), en l'occurrence les plus encombrants, ils finiraient par se laisser destituer sans la moindre protestation. C'est en effet le cas aujourd'hui où, sur certains minbars, du reste les plus influents, on n'entend plus que les voix autorisées des deux lascars cités plus haut. Bien plus, les hommes (qui font fonction de représentants de ces morts illustres, ou supposés l'être) seraient très contents de pouvoir se décharger de leurs peines sur des gens sûrs, de la stature d'un Ahmad In Hanbal, réputé avoir réponse à tout, y compris au chômage endémique qui désole une bonne part de notre population active, dont une majorité de jeunes ! Y a-t-il plus sûr et plus costaud que la mort ? Un écrivain bien inspiré ne manquerait pas de sauter sur l'occasion. Il y aurait là matière à un très grand roman dont le héros ne serait autre que ce Che Guevara de nos temps héroïques qui s'est fait un devoir d'enfanter le plus grand nombre possible de républiques bananières. Du jamais vu ! Avec un brin d'intelligence et un soupçon de savoir-faire, c'est-à-dire de métier, il pourrait nous régaler d'une bricole dans le style de La planète des qatarnusiens, qu'il intitulerait, pour mettre l'eau à la bouche de ses lecteurs, La Leçon qatarnusienne ! Vous voyez le topo ? Un vivant de la planète Terre arrive un jour, par je ne sais quel hasard, dans une mystérieuse planète et découvre, avec effroi, qu'il lui faudrait habiter dans une tombe ! Pourquoi donc ? Mais, tout simplement, parce que dans cette planète, comme dans la fameuse planète des qatarnusiens dont vous ignorez tout, la hiérarchie est inversée : les morts y jouissent du statut des vivants ! Pour justifier cette usurpation, les morts n'ont même pas besoin de se fatiguer les méninges. Aux vivants qui n'arrêtent pas de protester, comme quoi ils auraient été injustement dépossédés d'un bien qui leur revient pourtant de droit ([9]), ils ripostent, en rigolant, que ces fainéants, qui se targuent du seul mérite de respirer, n'ont rien fait pour rendre leur vie meilleure. Pire encore, ils se sont employés à dilapider le précieux patrimoine qu'ils leur ont légué ! Maintenant, le temps est venu de mettre fin à cette hémorragie. En conséquence, chacun, des deux camps, doit occuper la place qu'il mérite ! Le passé, cela est évident, n'est pas la réalisation des vivants. Il est donc normal que des vivants qui n'ont pas pu se construire leur propre temps, c'est-à-dire leur présent, soient relégués dans le monde des morts, non qu'ils soient morts eux-mêmes, mais parce qu'ils n'ont pas de place dans le monde, celui-là n'admettant dans ses artères que les vivants ! En réponse aux jérémiades des hordes de protestataires, tapies dans leurs trous puants, le monde leur dit qu'il leur faut, avant de crier à l'injustice, donner la preuve qu'ils font bien partie de la caste des vivants ! Et d'ajouter, sarcastique : – Et cessez, je vous prie, de me rabattre les oreilles avec cette rengaine de respiration ! Ainsi prend fin cette magnifique fable que je ferai bien d'intégrer dans le patrimoine de l'illustre La Fontaine. Ainsi, j'aurai donné la preuve que je mérite bien ma place sous le soleil. Sans cela, il viendrait un jour où La Fontaine frapperait à ma porte pour me bouter hors de céans ! Je n'aurais alors d'autre choix, pour ne pas mourir de froid, que d'aller occuper sa place dans le cimetière. – Rira bien qui aura le dernier mot, me dirait le digne fabuliste en me fermant ma porte au nez. Je dis bien ma porte, c'est-à-dire ma Tunisie. Il en sera de même pour tous ceux qui préféreraient le linceul au costume !