« Aujourd'hui, comme il y a vingt siècles, il s'agit de savoir qui l'emportera de la justice selon l'Ordre ou de l'Ordre selon la justice ». Georges Bernanos, Lettre aux Anglais Rached Gannouchi continue de jouer à l'imam et se paye chaque vendredi, en vertu de ce statut qu'il s'est offert de son propre chef, un discours-prêche où il se permet, du haut de son minbar, de commenter les faits politiques de la semaine, en prenant soin toutefois de les assaisonner des ingrédients « religieux » appropriés (versets et hadiths) pour se convaincre lui-même, plus que son auditoire, qu'il ne déroge pas à son rôle de guide. Un rôle auquel il tient plus qu'à celui de président d'un parti civil, semble-t-il, baptisé Ennahdha, qui a, lui, le désagrément de le mettre sur le même pied d'égalité que bien d'autres présidents de partis ! Si R. Gannouchi ne peut pas se passer de la mosquée, c'est parce qu'il n'est pas – et refuse d'être – un simple croyant parmi le commun des mortels croyants. S'il accède à la mosquée, c'est pour y occuper le minbar et haranguer, à sa guise, ceux qu'il considère comme ses ouailles. L'essentiel, pour un machiavélique de son acabit, est de parler, de faire en sorte que sa voix soit toujours entendue, en tout cas plus que la multitude des voix qui tente de lui faire de l'ombre. R. Gannouchi sait parfaitement qu'il peut réussir, en sa qualité de gourou d'une secte en vogue, ce qu'il ne pourra jamais entreprendre, ou simplement envisager, en sa qualité de président d'un parti politique. Or, un gourou, pour produire son effet, a impérativement besoin d'un temple. R. Gannouchi sait pertinemment que ses ennemis sont réduits à l'impuissance lorsqu'ils s'attaquent, en lui, au gourou. Il sait également que son talent d'Achille réside dans son statut politique qui lui impose le désagrément d'une désolante promiscuité. C'est pourquoi il se doit de prendre hebdomadairement sa revanche en se hissant sur un minbar. C'est là un luxe dont ses ennemis sont dépourvus, eux qui n'ont pas, comme lui, la chance inouïe de se dire « sheikh » et « professeur ». Si le politicien en lui accepte, du bout des lèvres, le principe de l'immunité politique des mosquées, le gourou, qui est, en lui, le plus fort, ne veut pas en entendre parler et s'emploie méthodiquement à bafouer ce que, en lui, sa part civile, a été contrainte de cautionner. Le dernier discours du gourou, qu'il s'est ingénié de faire passer pour un prêche, R. Gannouchi l'a entièrement consacré à la justice, bafouée dernièrement par le tribunal militaire dans le procès des « martyrs » de la révolution. Un sujet alléchant pour une veine entichée de sacré ! L'imam-politicien, qui ne s'impose pas de limite dans le traitement des faits de la vie conformément au principe, à ses yeux avéré, que l'Islam est autant une religion qu'un Etat, s'est donné à cœur joie en apportant la « preuve » – y a-t-il preuve plus probante que la parole d'un gourou ?! – que le tribunal militaire a failli à son devoir en prononçant un verdict si clément, si inconséquent en somme ! Le Maître incontesté du minbar, fort du droit divin dont il croit avoir le monopole, empruntant au sage antique – ne se dit-il pas, à l'instar de Platon et de Socrate, philosophe ? – sa modération, se défend de se mouiller plus que nécessaire et se contente d'exiger – ô la belle trouvaille ! – que justice soit faite. Ce qui laisse entendre que le gourou connaît parfaitement le dossier de l'affaire et estime en conséquence que le verdict est en-deçà du minimum exigé. Sur ce point précis, R. Gannouchi semble être en possession de preuves irréfutables attestant la culpabilité des prévenus. Le peuple, dit-il en substance, est, dans sa totalité, témoin des crimes perpétrés par les tueurs à la solde de Ben Ali. Les policiers, qui ont exécuté les ordres donnés par le dictateur déchu, sont ses complices objectifs et doivent être jugés en tant que tels. L'argument est on ne peut plus simple et convaincant. Il serait juste alors, en vertu de ce raisonnement cartésien, d'exiger que les noms des morts, tués par les policiers à la solde d'Ali Lareyaïdh, soient portés sur la liste des martyrs de la révolution, que ceux qui ont été aveuglés par la chevrotine, sur ordre de ce même Lareyaïdh, viennent grossir les rangs des blessés de la révolution. Il serait juste également que celui qui a donné l'ordre et ceux qui l'ont exécutés soient traduits devant la justice parce qu'ils se seraient rendus coupables d'un crime en rien différent de celui dont on accable Ben Ali et ses sbires ! Le Gourou, qui avait d'autres chats à fouetter, ne s'est pas attardé sur ces détails insignifiants. Croyant dur comme fer que comparaison n'est pas raison, il pastiche Pascal et proclame, haut et ferme, que la révolution a ses raisons que la dictature ne connaît pas, et se doit donc de sévir, chaque fois que c'est nécessaire, pour préserver les acquis de la révolution dont il s'est fait, lui-même, le chantre. Ceci dit, il est attesté que le révolutionnaire – et Lareyaïdh en est un – ne tue pas ses concitoyens, comme se permet de le faire un dictateur sans scrupules, mais s'efforce, par la force légale dont il détient le monopole, de leur ligoter les mains et, si cela s'avère indispensable, de leur crever les yeux, pour les empêcher de nuire à l'Etat, à ses institutions et à ses agents. Le public profane oublie souvent qu'il est dans la nature d'un révolutionnaire, de la trempe du gourou en personne ou de ses acolytes, dont Lareyaïdh et Jebali, d'être juste. Cela devrait suffire pour les disculper aux yeux des sceptiques, des envieux et des mécréants qui s'emploient, par tous les moyens, à ternir leur réputation de militants intègres. Tuer au nom de Dieu, pour le bien d'une révolution, elle-même don de Dieu, est un devoir sacré, autrement dit une forme de Jihad. C'est là toute la différence entre un Ben Ali et un Jebali. Le premier est un vulgaire assassin, le second est un calife, doublé d'un moudjahid. Si le sheikh gourou exige, par la voix de l'imam qu'il s'est proclamé lui-même (un gourou n'a besoin de l'autorisation de quiconque pour exercer son office puisqu'il est le lieutenant de Dieu ou, mieux encore, son expression charnelle), que justice soit faite, c'est parce qu'il estime que cette dernière n'est pas du ressort du profane. Seul un homme juste est susceptible de favoriser la justice. Les militaires, comme les policiers, ne font pas partie, à proprement parler, de cette caste. C'est vraisemblablement pour cette raison que les « enfants » spirituels du gourou, ceux qui œuvrent pour l'avènement d'une « nouvelle culture », les assimilent aux « taghout ». Le gourou, qui ne parle jamais à la légère, aurait tout simplement voulu certifier que la justice, et la gestion des affaires publiques en général, devraient être l'apanage des seuls hommes naturellement justes. Son prêche politique ingénieux en constitue la preuve. La justice authentique ne saurait être proclamée en dehors de la mosquée. Là où le juge, civil ou militaire, échoue lamentablement, le gourou excelle naturellement. L'on comprend dès lors les raisons pour lesquelles le « foyer de la légitimité », que le gourou tient à sa disposition, exige la constitution d'une instance juridique spéciale qui trancherait dans l'affaire brûlante des « martyrs » de la révolution. Parions que le verdict, que cette instance, fomentée par « le foyer de la légitimité » gourouesque (relative au gourou), ne susciterait point d'indignation dans la caste des « justes » et de leurs appendices.