En 1999, Rachid Sfar, ancien Premier ministre, dénonçait déjà les pratiques financières et bancaires qui s'éloignaient de plus en plus de l'économie réelle et sonnaient le glas du système financier international qui échappait aux règles élémentaires de la bienséance et de l'utilité économique. Il prévenait quant aux risques que le monde courait en raison du développement d'une économie artificielle, basée sur la spéculation financière amplifiée. La crise serait pour Rachid Sfar le reflet des carences au niveau des systèmes de gouvernance des grandes entreprises et d'une politique concurrentielle excessive. L'ancien Premier ministre tunisien, économiste de talent, avait publié un ouvrage 9 ans avant le déclenchement de la crise actuelle dans lequel il avait voulu sensibiliser aux risques de l'éloignement du secteur financier de la sphère économique réelle et rappelant la crise 29/34. C'est également la conviction de Chedly Ayari, professeur émérite et vice-président du Conseil consultatif national de la Recherche scientifique et de la technologie, qui s'est exprimé à ce propos, lors du 11ème congrès des Experts-comptables qui vient de se tenir à Tunis. «Le krash de 1929 est loin de tenir la comparaison avec son homologue de 2007-2008, ni en ce qui concerne le rythme de la propagation des nuisances ni en ce qui concerne la complexité des produits d'épargne et d'investissement manipulés ni en ce qui concerne l'ampleur des pertes infligées, ni enfin en ce qui concerne la résilience de la crise aux remèdes administrés», a affirmé Chedly Ayari. La crise actuelle amorce le premier dérèglement systémique qui affecte le capitalisme postindustriel : un capitalisme devenu global, virtuel, informationnel, et dont l'aptitude à créer de la valeur est illimitée, donc factice, irresponsable et dangereuse, explique-t-il. Le capitalisme est devenu plus le produit d'une manipulation débridée, sauvage, voire délictuelle, d'une gamme d'instruments d'investissement et d'épargne, à haut risque, virtuels et d'une sophistication technologique extrême, sans précédent. Il reflète, selon l'économiste tunisien, au travers de la crise économique actuelle, une relation entre investisseurs et épargnants dominée par une aversion maladive du risque, et par une méfiance réciproque, au point de stériliser tous les programmes de sauvetage (bail-outs) et de relance successifs (stimulus packages), mis en place par les autorités politiques et monétaires, en Amérique et en Europe notamment. La valse des données chiffrées Quid de l'après-crise ? Le moment serait-il approprié pour préparer la post-crise ? Pour M. Ayari, il est difficile de s'y prononcer. Car nous assistons aujourd'hui au brouillage progressif des instruments financiers classiques de navigation, en vigueur depuis une soixantaine d'années environ ainsi qu'à une extraordinaire volatilité des données statistiques, de sources nationales ou internationales, en particulier celles qui se rapportent à des indicateurs réels (PIB, consommation, etc.). «La profusion, nous devrions dire, la valse des chiffres, officiels et officieux, déversés d'une manière ininterrompue, par les gouvernements, les banques centrales, les institutions internationales (FMI, Banque mondiale, OCDE, etc.), les institutions financières et les analystes privés, est devenue une grande source de confusion, tant pour la saisie du passé et du présent, que pour l'anticipation du futur», précise t-il. D'autre part, l'inventaire des coûts et pertes, directs et collatéraux, engendrés par la crise reste à ce jour inachevé ainsi que le caractère obscur du projet de re-régulation du capitalisme financier global entre autres celui entretenu par le G20. Les incertitudes quant aux modalités de sortie de crise et de reprise économique, dans le monde développé comme dans le monde émergent persistent tout comme les nouvelles orientations de l'économie mondiale, à savoir le développement d'une économie verte à l'échelle planétaire en préparation du post-crise. Pour Chedly Ayari, les incertitudes par rapport aux nouvelles dynamiques géopolitiques, régionales et globales, actuellement en action, ou susceptibles d'entrer en mouvement, dans un avenir proche ou lointain, persistent encore d'où la difficulté. Moncef Ben Slama, professeur émérite des Sciences économiques, n'est pourtant pas de cet avis, il pencherait plutôt pour plus d'optimisme. La thèse de l'optimisme «Il faut considérer que les anticipations pour les prochains trimestres sont désormais favorablement orientées», affirme Moncef Ben Slama. Ainsi, la Réserve Fédérale américaine table sur une reprise de l'économie des USA dans le courant de 2009 ou en 2010, considérant que les stocks diminuent régulièrement et que «la plupart des indicateurs traduisent une nette amélioration, n'étant plus tout proches des niveaux équivalant à une récession profonde ou une dépression». La Banque fédérale américaine est toutefois consciente que l'activité économique restera fragile même en cas de reprise. Ce même pronostic est avancé par les économistes qui conseillent la FED. Ils précisent à ce propos que «l'économie va recommencer à croître mais ce ne sera pas un retour de la santé». De fait, la tendance à la «récupération» des marchés actions écarte de plus en plus le scénario d'une crise systémique profonde pluriannuelle, selon les observateurs de l'économie américaine. Le FMI est lui aussi optimiste. Lui qui s'attendait à une reprise au premier semestre 2010 reconnaît que 'dans certains pays, il se peut qu'elle se fasse un peu avant'', tout en relevant "qu'il y a aussi des signes dans l'autre sens, notamment en matière de chômage, qui sont très inquiétants". Le directeur général du FMI appelle cependant à rester très prudent malgré des signes positifs pour l'économie mondiale et prévient que l'impact social de la crise atteindrait son apogée en 2011, l'explication est, bien entendu, l'augmentation du taux de chômage de par le monde. De fait, le FMI a relevé sa projection de croissance mondiale pour 2010 à 2,4%, alors qu'il anticipait sur 1,9% en avril, eu égard aux «mesures de relance prises ces derniers mois» et à «une meilleure performance de l'économie américaine en 2009, à l'inverse de l'Europe». Les prévisions pour l'économie des Etats-Unis seraient donc positives, et une reprise progressive puis «forte» à partir de mi-2010 est même attendue de la part du Fonds monétaire international qui ne paraît pas aussi optimiste par rapport à l'Europe. Le PIB américain, selon le FMI, devait reculer de 2,5% en 2009, contre 2,8% en avril. Il augmenterait de 0,75% en 2010, contre une stabilité dans les prévisions annoncées au mois d'avril. Le dernier G-8 relève «une multiplication des signes d'une stabilisation, y compris une reprise des Bourses, un resserrement des écarts de taux d'intérêt, une amélioration de l'activité et de la confiance des consommateurs». Ces signes positifs ne doivent cependant pas occulter les risque encourus par l'économie à l'échelle planétaire car, affirme M. Ben Slama, les risques persisteront toujours, les plus importants se rapportent au problème de la toxicité du système bancaire. Car en dépit de la recapitalisation intensive des banques, les canaux de distribution du crédit restent assez bloqués, ce qui rappelle les effets du Credit-Crunch. La reprise ne saurait être durable sans stabilisation du système financier. D'autre part, la recrudescence des pratiques protectionnistes à laquelle nous assistons dans plusieurs pays et particulièrement en Europe donnent des signes inquiétants. Sans oublier, selon Moncef Ben Slama, les violations des normes de l'OMC, les retards dans le cycle de négociation de Doha, alors même que l'OMC soutient que la sauvegarde des principes du libre-échange et l'activation du commerce mondial représentent le principal levier du retour de croissance et de préservation des emplois. Face à la crise, l'urgence serait donc de stabiliser le système financier et organiser la relance. Les programmes de sauvetage des banques n'ont pas encore épongé toutes les créances «toxiques», mais l'assainissement est en cours, affirme M. Ben Slama. La sortie de crise exige certes un ajustement des modes de fonctionnement de l'économie mondialisée; elle implique aussi, par-delà toute régulation, une condition sine qua non de gouvernance et de moralisation du système financier, conclut-il.