L'après-crise sera vulnérable pour le monde entier. Dans ce contexte, la Tunisie, préservée par sa résilience, devra s'activer à faire repartir, vaille que vaille, l'investissement. Et, en activer les effets multiplicateurs, pour résorber le manque à gagner de croissance. Professeur Chedly Ayari, qu'on ne présente pas, et Ezzeddine Saïdane, ex-banquier reconverti dans la consultance financière, qu'on ne présente non plus, étaient les invités d'honneur du Mardi de l'Atuge de ce 26 janvier, le déjeuner débat mensuel de l'association. Deux sensibilités à l'expérience éprouvée, deux éminences reconnues qui partagent une grande zone d'interférence dans leur grille de lecture des péripéties de la crise et des hypothèses de la reprise. «Grand Amphi» L'instant avait quelque chose d'émouvant. Le Professeur, rejoint par son disciple, à la tribune ! Egards croisés et estime mutuelle. En bons économistes tous deux pratiquent l'autodérision, courant de «décontraction», qui avait pour chef de file, tenez-vous bien, l'américain Milton Friedman, l'austère patron de l'école monétariste de Chicago, inspirateur des «Reaganomics» et du Thatchérisme. Et, sa célèbre plaisanterie «réunissez trois économistes et vous aurez quatre avis différents». Professeur Chedly Ayari, brodant sur le même style, a évoqué l'immunité des économistes lesquels peuvent se tromper à satiété sans perdre leur statut. Et Ezzeddine Saïdane renchérissant avec la pirouette du chat polisson, rendu inapte au service par un maître malveillant, s'est converti, par vengeance, en chat consultant. Cet air détendu avait favorisé un débat d'excellente facture. S'agit-il d'une crise de croissance ? La crise est-elle derrière nous ? Samy Zaoui, président de l'Atuge, prévenant et avec son entregent naturel, avait brillamment orchestré la «une-deux» entre ses hôtes et bien dirigé les échanges intenses avec l'auditoire. Au mieux de sa forme, lui aussi a risqué une pointe d'humour. Après l'énumération des contre-performances des économies avancées, par Ezzeddine Saïdane, -2,6% aux Etats-unis, -5,3% au japon, -2,2% pour l'UE, en additionnant des chiffres négatifs, comment l'économie mondiale a pu sortir un solde de croissance positif +2,7% en 2009, demandera-t-il ? et de manière générale et au vu de la bonne santé des économies asiatiques, s'agissait-il d'une crise de croissance ? Il y a en effet besoin d'y voir clair. Mais d'abord, dira-t-il, la crise est-elle enfin derrière nous ? Pari sur la reprise, mais horizon vulnérable La descente aux enfers, dira Pr Chedly Ayari, est bien consommée, on a bien essuyé les deux côtés du «L», tracé de l'amont de la crise. A présent la récession ne s'aggrave plus et les prémices de reprise sont perceptibles, les plans publics de relance ont produit leur effet. On spécule, dès lors, sur la nature du «décrochage» en bout de plateau de la récession. Le conférencier prendra, tout de même, le pari d'un scénario en U avec un tracé de flanc en «cloche» concluant à une «croissance récessive», c'est-à-dire une croissance molle. Il n'exclut pas l'éventualité d'une rechute et un scénario de double cascade «Double deep». Le déficit budgétaire est à saturation. Le déficit américain est égal au PIB américain, ce qui est un plus haut historique. Les Etats n'ont plus les moyens budgétaires pour un deuxième souffle de relance. Donc, c'est une épée de Damoclès suspendue sur nos têtes. La question pour lui est de savoir si la croissance, à venir, sera soutenable dans le temps et ne fléchirait pas. Une crise totale Ezzeddine Saïdane dira que nous sommes en présence d'une crise totale qui a toutes les caractéristiques des crises précédentes, l'assèchement du crédit, en plus, ce fameux «credit crunch». On en a, certes, éradiqué des éléments importants. Mais est-ce suffisant ? De son point de vue, le scénario de reprise décrit par le Pr Chedly Ayari est tout à fait plausible mais il y met un bémol. Il faudrait empêcher que le surendettement des ménages, lié aux cartes de crédit, ne fasse trébucher le processus, réserve validée par le Pr Chedly Ayar ainsi que les suivantes. En effet, pour Ezzeddine Saidane, la croissance, pour pouvoir se maintenir, doit être saine financièrement. C'est à dire sans retour de bulle. D'ailleurs, le rebond des bourses inquiète les deux conférenciers. Qui s'accordent sur l'effort à faire en matière de reprise de la création de nouveaux emplois. Il sera également nécessaire que cette croissance rudoie moins l'environnement, et moralise la mondialisation et le capitalisme, lequel n'a pas d'alternative, précisera Chedly Ayari. La crise n'est-elle pas devant nous ? Beaucoup de participants voient que la crise pourrait rebondir et qu'elle serait devant nous. Pr Ayari consent que si on ne prévient pas une crise de la dette souveraine, un deuxième choc est probable. Il cite pour exemple le cas de la Grèce, plombée par ses 300 milliards de dettes publiques et qui ne peut plus emprunter sur le marché pour rembourser. Sans la solidarité européenne, elle serait déclarée en banqueroute. En effet, les Etats se sont jetés dans l'arène pour recapitaliser les entreprises et ont creusé le déficit budgétaire pour amorcer la reprise. Mais dans l'hypothèse d'un retour de manivelle, le risque de défaut ne pèse plus sur le secteur privé mais sur les Etats. On l'a bien vu en début d'année avec une vingtaine d'Etats dont sept européens parmi lesquels l'Islande, la Hongrie et l'Ukraine tous sauvés in extremis par le FMI. Mais c'est une possibilité éloignée. Quelles perspectives pour le modèle économique tunisien ? Avec un partenaire européen plongé dans une croissance molle, les perspectives pour l'économie tunisienne seront problématiques. Est-ce le moment de se dégager du modèle de sous-traitance ? L'idée est valable en soi, même en dehors d'un contexte de crise, répondra Chedly Ayari. Les deux conférenciers pensent que notre résilience a été servie par le bouclier de l'inconvertibilité de notre monnaie. Mais demain comment trouver l'appoint de dynamisme pour renouer avec la croissance forte. Pr Chedly Ayari sera affirmatif. Ce n'est pas l'intégration maghrébine qui nous le procurera. Pas plus qu'une consolidation d'un partenariat avec la Chine qui y pourvoira. La réussite chinoise est problématique. La Chine n'a pas encore réussi sa transformation sociale, elle reste une entité fragile. La Chine peut bien doubler la RFA et le Japon au plan de l'exportation mais ce ne sera en aucune façon, s'accorderont les deux conférenciers, une rampe de lancement pour nous. La voie africaine n'est pas à notre portée. Les entreprises marocaines, en revanche, ont bien exploité cette issue, car l'implantation de leurs banques leur a facilité le terrain. Nous sommes privés de cet atout. La seule issue est la pérennisation de notre partenariat avec l'Europe. Il dira que c'est la seule voie passante. L'atonie de la demande européenne servira d'électrochoc. Elle éveillera notre appétit de productivité, ce sera dur mais il faut maintenir ce cap. Et il nous faut relancer l'investissement de toutes nos forces. Des conditions contrariantes Sur la place de Tunis, dira Ezzeddine Saïdane, les liquidités sont en excédent mais il faudrait que les banques usent de discernement pour ne pas fermer le robinet du crédit aux entreprises qui peuvent connaître un besoin de financement tout en présentant des fondamentaux sains. Il faudra y aller avec doigté. Les entreprises ont été éprouvées par le glissement du dinar qui a renchéri leurs coûts. Il faut donc être prévenant et ne pas leur barrer l'accès au crédit. Il y a donc à pousser à l'investissement autant du public que du privé. Mais dans quels domaines d'activité ?, demandent les participants. On veut des propositions concrètes ajoutent-ils. En toute assurance, l'investissement public ne peut aller que vers les dépenses d'infrastructure, précise Chedly Ayari. Et il rajoute que pour le privé, en dehors des secteurs traditionnels, un effort particulier dans les IT devra être consenti. Et il rajoutera que les investissements dans les IT ont un multiplicateur d'investissement défaillant à ses yeux. Si on redressait leur retour sur investissement, ils nous procureraient bien les 2 points de croissance qui sont nécessaires pour triompher du problème de l'emploi. Dans ce sillage, il invitera l'Atuge à conduire ce travail d'exploration pour relever ce défi. Et publiquement, il a pris l'engagement en cas où ils aboutiraient à des conclusions pertinentes, une sorte de livre blanc, de les faire acheminer à qui de droit. Quand on sait que l'Atuge est une association qui a toujours manifesté du répondant, on est en droit de s'attendre à une suite favorable.