La journée du mercredi 22 juillet 2020 devrait être inscrite dans les annales de l'Histoire de Tunisie, comme étant la journée la plus noire de la Justice. On en a vu des scandales judiciaires ces 63 dernières années, mais ce qu'on a vu ce 22 juillet demeure sans commune mesure avec tout ce que la justice a vécu de mauvais depuis la naissance de la République en 1957. Les faits. Anouar Maârouf, ministre déchu du Transport a une affaire pendante devant la justice. Il a prêté (on va dire ça comme ça) une voiture administrative luxueuse (une Audi Q5) à sa fille et cette dernière a eu un accident avec. Il a essayé de camoufler l'affaire et il y aurait même eu des PV falsifiés, mais ça s'est ébruité. Scandale, ouverture d'une instruction judiciaire, procès. C'est le moment idoine pour faire étouffer une affaire. C'est dans ces arcanes de la justice que les dossiers se perdent, se transforment, s'oublient. Le dossier de la demoiselle Maârouf fera partie des dossiers qui doivent s'égarer. C'est un secret de Polichinelle, depuis 2011, il y a plein de dossiers et plein de pièces qui s'égarent dans le circuit judiciaire tunisien, surtout quand cela touche des personnalités politiques ou leurs proches. Communément, on appelle cela « la Justice de Bhiri » du nom de l'ancien ministre de la Justice, l'islamiste Noureddine Bhiri, qui a modelé l'appareil à sa guise. Il y a même un couloir au palais de Justice de Tunis qu'on appelle « couloir Bhiri ». Des dossiers qui pendent depuis des mois et des années ? Il y en a beaucoup dont les plus célèbres sont ceux liés à l'assassinat des martyrs Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd. Il y a également des dossiers de l'ancien président Moncef Marzouki, de l'ancien ministre Salim Ben Hamidane, de l'actuel député Seïf Eddine Makhlouf. La « justice de Bhiri » protège les siens, mais elle sait aussi accabler les adversaires des islamistes quand elle veut. Le directeur de télé Sami El Fehri en sait quelque chose. Il croupit depuis des mois en prison sans aucune autre forme de procès. Slim Chiboub, gendre de l'ancien président Ben Ali, vient de le rejoindre et tout indique qu'il va croupir un temps dans une cellule. Bref, tout le monde sait à quoi ressemble la « Justice de Bhiri » et presque tout le monde se tait en espérant qu'un jour l'appareil judiciaire tunisien fasse sa propre révolution et donne naissance à une Justice aveugle qui met à pied d'égalité tous les citoyens.
Il y aura un couac cependant dans l'affaire de la fille à papa Maârouf, car l'indépendant Kaïs Saïed a décidé de s'en mêler. Il découvre (stupéfait ou sans surprise, on l'ignore) que le dossier est égaré et décide de lancer un avertissement subtil au parquet. Un message entre les lignes dans le communiqué de la présidence devrait suffire, pense-t-il. Sauf que la « Justice de Bhiri » n'aime pas les avertissements et dément publiquement le président. Pire, elle lui donne une leçon en l'appelant à enquêter « avant de divulguer de telles informations et de consulter les sources officielles ». Le même message qu'on envoie aux médias bien informés en somme. Sauf que le destinataire cette fois n'est pas un média, qu'on peut discréditer à coups de communiqués mensongers. Le destinataire s'appelle Kaïs Saïed, il est président de la République, il a un fort caractère et il n'est pas de ceux qui acceptent d'être piétinés. A la fin d'après-midi de ce mercredi 22 juillet, il dément le démenti du parquet ! Du jamais vu. Dans la foulée, l'opinion publique découvre que le parquet a annoncé une date étrange pour le procès de la fille à papa : le 21 novembre 2020 qui coïncide avec un samedi, c'est-à-dire un jour off où les palais de justice sont fermés. Pire, la chambre chargée du dossier ne travaille que le lundi et le jeudi. Il n'en faut pas davantage pour savoir qui dit vrai et qui dit faux entre le président de la République et le parquet. Jamais, au grand jamais, on n'est arrivé à ce niveau. Deux hautes instances de l'Etat se chamaillent à coups de communiqués ! On ne voit cela nulle part, même pas dans les grandes démocraties où la justice est réellement indépendante du pouvoir politique. Voilà où on en est arrivé avec la « Justice de Bhiri » ! Voilà où en est notre justice qui est la base de tout. Que l'on ne s'étonne plus, ensuite, que rien ne va dans le pays. C'est très simple, s'il n'y a pas de justice, il n'y a rien, c'est tout l'édifice qui s'effondre, c'est tout l'Etat, c'est tout le pays. Dans un autre pays, une démocratie par exemple, le ‘démenti' démenti du parquet aurait déclenché l'ire du Conseil supérieur de la Magistrature et le limogeage immédiat de toute la chaîne responsable de « l'égarement du dossier », de la désignation de la date du procès et de la rédaction du communiqué lapidaire et mensonger. Hélas, l'article 107 de la Constitution protège le magistrat qui « ne peut être révoqué, ni faire l'objet de suspension ou de cessation de fonctions, ni d'une sanction disciplinaire, sauf dans les cas et conformément aux garanties fixés par la loi et en vertu d'une décision motivée du Conseil supérieur de la Magistrature ». Ce conseil hélas ne nous informe guère des sanctions qu'il prend contre les magistrats, si jamais il y en a eu. La perception publique est que les magistrats se protègent les uns les autres et le corporatisme passe avant tout. Combien de scandales ont touché depuis 2011 des magistrats sans que l'on apprenne quelle suite a été donnée. Il y a même eu des magistrats attrapés la main dans le sac et qui continuent, malgré cela, à donner des leçons de droiture, d'intégrité et de ‘'révolutionnisme'', dans les médias.
Avec ce qui s'est passé hier, trop c'est trop. Le pays ne pourra jamais avancer avec le silence bruyant du Conseil supérieur de la Magistrature. Ce n'est pas possible, non, ce n'est pas possible. Il est impératif que ce Conseil, sous l'égide du président de la République, fasse la révolution dans la corporation et sanctionne publiquement les différents acteurs de ce qu'on appelle « la Justice de Bhiri ». Impératif que la justice cesse de considérer les politiques et les personnalités publiques comme des justiciables à part qu'il faut ménager ou accabler. Des Seïf Eddine Makhlouf et des demoiselles Maârouf sont les assassins de notre justice et de notre pays. Ils obtiennent une clémence à laquelle ils n'ont pas droit grâce à des pistons judiciaires qui sont là où ils ne devraient pas être. Des Sami El Fehri et autres figures de l'ancien régime sont les assassins de notre justice et de notre pays, car ils sont en prison à cause de leur nom et de leur statut et non à cause des méfaits qu'ils ont commis. Conformément à l'article 76 de la Constitution, Kaïs Saïed a respecté la loi de son pays et veillé à ses intérêts. Etre loyal à son pays, c'est veiller à l'indépendance de sa justice et la « Justice de Bhiri » n'a rien d'indépendant. Le président de la République a ouvert mercredi 22 juillet une belle brèche, il faut maintenant que l'on entre tous par cette brèche pour assassiner la « Justice de Bhiri ». Il ne faut pas laisser seul le président de la République accomplir cette tâche car on risque de l'assassiner avant qu'il n'atteigne ses objectifs. D'ailleurs, ça a déjà commencé, Kaïs Saïed fait l'objet depuis hier d'une large campagne de dénigrement de la part d'islamistes notoires, juste parce qu'il s'est permis de parler publiquement de l'affaire de la demoiselle Maârouf.