« Le président de la République n'a pas à être auditionné par le Parlement ». C'est en ces termes que Nadia Akacha, cheffe de cabinet du président de la République s'est adressée aux députés lors de la discussion du budget de la présidence hier dimanche 29 novembre. Si l'on avait un doute, il est maintenant dissipé. Nous avions un président grisé par ses 72,71% obtenus à l'élection de 2019, mais son cas est maintenant aggravé par les vrais faux sondages qui lui donnent une popularité supérieure à 50%. Dans les propos de Mme Akacha, qui engagent forcément et indéniablement le président de la République et toute l'institution présidentielle, il y a quelque chose de dangereux pour l'édifice démocratique en Tunisie. Nadia Akacha affirme que le président n'a de comptes à rendre qu'au peuple. Techniquement et moralement ceci est faux. Sur le plan technique, il y a l'article 88 de la Constitution qui permet aux membres de l'Assemblée de présenter une motion motivée pour mettre fin au mandat du président de la République en raison d'une violation grave de la Constitution. Il suffit que 109 députés le veuillent pour que l'on voie Kaïs Saïed convoqué devant l'assemblée pour répondre de ses actes. On verra après s'il a violé ou pas la constitution, mais entre-temps, il se doit de rendre des comptes. Sur le plan moral, si un président de la République est suffisamment imbibé des principes démocratiques, il se doit d'aller lui-même au Parlement pour s'adresser à l'assemblée conformément à l'article 79 de la Constitution. Nous avons donc deux articles de la Constitution qui mettent à mal les propos de Nadia Akacha.
Loin des considérations morales et techniques, il y a ce qu'on appelle les principes démocratiques que le président de la République et son équipe se doivent d'appliquer et de respecter. Ces principes ont été bafoués par les propos de Mme Akacha. Dans ces principes, le président a des comptes à rendre au peuple, mais qu'est-ce le peuple si ce n'est ce Parlement dont la dénomination officielle est justement Assemblée des représentants du peuple. On peut gloser jusqu'à l'infini de la médiocrité de notre assemblée, mais celle-ci est représentative du peuple qu'on le veuille ou non. Dans notre ARP, on a ce qu'il y a de pire, des repris de justice, des contrebandiers et des mafieux, on le sait, mais ils sont représentatifs du peuple et le président se doit, démocratiquement parlant, de ne pas les snober. Ils jouissent de la même légitimité électorale qui a porté Kaïs Saïed au palais de Carthage. Il n'y a pas et il ne saurait y avoir, d'autres représentants du peuple que ceux qui se trouvent sous la coupole de l'assemblée. Il s'agit là d'un b.a.-ba de la démocratie que Mme Akcha a sciemment bafoué.
Cela en dit long sur l'esprit qui prévaut à la présidence dont Nadia Akacha est la représentante. Elu au suffrage universel avec une majorité bien écrasante, ne trainant pas de casseroles, n'étant pas mêlé à un quelconque scandale, Kaïs Saïed se croit supérieur aux autres élus de la nation. Or c'est là tout le danger et c'est comme cela que sont nés les plus grands dictateurs et despotes. Au début de leur mandat, les présidents étaient de simples élus. Ce n'est qu'après qu'ils sont devenus dictateurs, quand ils ont cru être des êtres supérieurs. Zine El Abidine Ben Ali en 1989 était élu avec une écrasante majorité et elle était bien réelle, comme celle qui a élu Kaïs Saïed. A l'époque, il était réellement soutenu par tout le monde, y compris par son ennemi juré Moncef Marzouki. Avec le temps, et parce qu'il a cru ne pas devoir rendre de comptes à quiconque, il est devenu despote. C'est là le point d'achoppement. Un démocrate, un vrai, doit savoir rendre des comptes au peuple à travers les différentes instances nationales officielles, notamment l'assemblée et les médias. Depuis son investiture, Kaïs Saïed n'a accordé qu'une seule interview par l'intermédiaire de la télévision nationale. Un dictateur, un vrai, n'a pas de comptes à rendre, il envoie balader les députés et il utilise les médias comme un moyen de propagande. Par ses propos, Nadia Akacha a ébranlé les institutions mises en place par les démocraties pour rendre compte au peuple. Elle a placé le président de la République au dessus de l'assemblée, c'est-à-dire au dessus du peuple.
Nadia Akacha et son patron sont-ils conscients de leurs propos et de leur étendue ? Kaïs Saïed serait-il un despote en devenir ? Je ne le crois pas. Entre des propos machiavéliques réfléchis et la bêtise de propos irréfléchis, je penche vers la seconde hypothèse, car la bêtise est mille fois plus répandue que le machiavélisme. Kaïs Saïed et Nadia Akacha sont juste grisés par le résultat de 2019 et les sondages mensuels qui ne reflètent pas toujours la réalité du terrain. Kaïs Saïed et Nadia Akcaha confondent peuple et foule. Kaïs Saïed et Nadia Akacha sont isolés au palais de Carthage et ne rencontrent quasiment personne du peuple dont ils parlent, ils ne rencontrent que des foules. Le peuple, ce n'est pas que les pauvres gens qui ne représentent que 15% de la population. Le peuple, c'est aussi la classe moyenne, c'est aussi les intellectuels, c'est aussi les hommes d'affaires, c'est aussi les artistes, c'est aussi les sportifs, c'est aussi les chercheurs, c'est aussi les jeunes, c'est aussi les enfants. Qui de tous ces gens-là a rencontré Kaïs Saïed ? Personne ou très peu.
En confondant peuple et foule, en se positionnant au dessus des véritables représentants du peuple que sont les députés, en snobant les autres composantes du peuple, Kaïs Saïed et Nadia Akacha franchissent la ligne invisible séparant un démocrate d'un despote. Ceci est dangereux si c'est réfléchi et inquiétant si ça ne l'est pas. L'article 79 de la constitution est là pour rappeler au président de la République que le peuple a des représentants officiels et qu'il peut s'adresser à eux. S'il est réellement démocrate, s'il aime vraiment le peuple, il se doit d'appliquer cet article 79 malgré tout ce qu'il pense (et de ce que nous pensons tous) de la composition de cette assemblée infestée de renégats.