Tout chef d'entreprise digne de ce nom possède un tableau de bord lui offrant une vision complète de sa société ou de son groupe. Toutes ses décisions prennent naissance à partir des chiffres et des données fournies par ce tableau de bord. Les conseils d'administration de 100% des entreprises de la planète fonctionnent pareillement. Idem pour les ministères et les gouvernements. Ces tableaux de bord sont incontournables pour tout dirigeant, mais également pour tout commentateur, tout opposant, tout analyste et tout chercheur. Pour commenter ce qui se passe en Tunisie, les observateurs nationaux se basent sur les tableaux de bord fournis par l'Institut national de la Statistique, la Banque centrale de Tunisie et les médias crédibles. Pour prendre leurs décisions en rapport avec la Tunisie, les décideurs internationaux (qu'ils soient dirigeants d'Etats, bailleurs de fonds ou investisseurs) se basent sur les tableaux de bord fournis par les ambassades, les agences de notation (Fitch, Moodys), les médias et les ONG de renom (RSF, Amnesty...) Les déclarations des hommes et femmes politiques ? Il n'y a que les naïfs pour les croire. A Business News, on ne cherche pas à réinventer le fil à couper le beurre, on fait comme nos confrères et on se fie aux tableaux de bord. Quand le président de la République parle de 13500 milliards d'argent dérobé et dit que la Tunisie est un pays riche, on l'écoute poliment, mais on préfère se fier aux récents rapports de la Banque centrale de Tunisie et les prévisions de Fitch Ratings. Le premier ne cesse de sonner l'alerte depuis des mois (jusqu'il y a quelques jours) et le second nous a dégradé à CCC la semaine dernière. Voilà les faits, tout le reste (c'est à dire, tout ce que dit le président Saïed) est de la littérature.
L'analyse des faits nous conduit à être pessimistes quant à un avenir radieux à court terme pour le pays. Le ministère des Finances ne nous a toujours pas dit comment il va financer son budget et Fitch prévoit des perspectives négatives. La Banque centrale appelle à ce qu'on anticipe les problèmes découlant de la guerre Ukraine-Russie, mais elle est inaudible ! Un pays qui n'écoute pas ce que dit sa banque centrale et où le président traite avec dédain les agences de notation (qualifiées de Ommek Sannefa), ce pays-là ne peut pas avoir un avenir radieux. C'est comme si un automobiliste roule sans tableau de bord, ne connait pas sa vitesse, ne sait pas où est le curseur de sa jauge de carburant et ne lit pas les pancartes "danger" plantées au bord de la route. Notre automobiliste, à nous, n'a non seulement pas de tableau de bord, mais il n'est même pas en train de regarder la route !
Tunisiens, Tunisiennes, nous avons un président obtus, têtu, aux idées arrêtées et qui refuse de voir la réalité en face. Pire, il nous ment ouvertement. Exemple, sa consultation nationale. Il a mobilisé plusieurs ministres et tous les gouverneurs pour que les Tunisiens y participent. Nonobstant le traficotage flagrant des chiffres (qui reste à prouver) et en supposant qu'il y a bien eu 500.000 participants à cette consultation, le fait est que c'est un flop. A l'entame de cette consultation, le ministre de la Jeunesse a indiqué que l'objectif est d'atteindre les trois millions de participants. Au final, la consultation n'a même pas mobilisé le nombre d'électeurs de Kaïs Saïed au premier tour de la présidentielle de 2019 (621.000 voix). Bien qu'il n'y ait eu que le quart de l'objectif initial, le président a déclaré que sa consultation était un franc succès. Cela porte un nom : un déni de réalité. Ce faible chiffre de participation à la consultation vient alimenter les données de notre tableau de bord. Il reflète une réalité : Kaïs Saïed n'a plus la popularité d'avant. Et les chiffres des sondages, diriez-vous ? Les chiffres ont cette particularité qu'on peut leur faire dire ce qu'on veut. Pour ce qui est de ceux de Kaïs Saïed, il faut signaler deux points qui relativisent la popularité annoncée du président. Le premier est le pourcentage élevé de ceux qui ne se prononcent pas. Le second est que les gens observent bien les mesures abusives qu'est en train de prendre le pouvoir depuis le 25 juillet 2021 (interdictions de voyage, arrestations, emprisonnements, procès fallacieux, limogeages...) et il n'est pas exclu qu'ils aient peur quand un interlocuteur inconnu leur demande leur avis sur le président de la République. Afin d'éviter tout problème, ils donnent une réponse favorable au président, contraire à ce qu'ils pensent vraiment, ce qui fausse les chiffres des sondages.
Limitons-nous aux faits et rien qu'aux faits. Le ministère des Finances n'a aucune visibilité budgétaire, le ministère du Commerce ne nous dit pas comment il va approvisionner le pays avec cette guerre russo-ukrainienne qui déstabilise les marchés et n'a pas donné de réponse convaincante aux récentes pénuries, les agences de notation nous dégradent les unes derrière les autres, l'investissement est bloqué, l'inflation est galopante, tout comme la dette publique, la Banque centrale ne cesse d'alerter sur la situation actuelle et à venir, les syndicats préparent une chaude confrontation et même les patrons ont mis un terme à leur lâche hibernation. Le tableau de bord est clair, il est allumé de partout et, pourtant, Kaïs Saïed est dans le déni. Peut-on faire confiance à un pareil président ? Peut-on faire confiance à un président qui s'adresse à son peuple dimanche à minuit le jour de la fête de l'indépendance ? Peut-on faire confiance à un président qui cite, en 2022, El Moutanabbi et La Fontaine ? Peut-on faire confiance à un président qui vous dit, dans un discours officiel, que l'on a changé l'indicatif-pays de la Tunisie ? Peut-on faire confiance à un président qui ment ouvertement quand il dit que la consultation n'a rien coûté, alors que tous les Tunisiens ont reçu des SMS de leur opérateur, qu'ils ont tous vu les dizaines de spots TV et radio et les émissions diffusées et qu'ils ont également vu la mobilisation de plusieurs ministres et gouverneurs ? Peut-on faire confiance à un président qui confond millions et milliards et qui tance ceux dont le dîner coûte mille dinars ? Peut-on faire confiance à un président qui voit des comploteurs et des voleurs partout ? Peut-on faire confiance à un président qui ne sait pas écouter une femme précaire, victime de sa campagne arbitraire et abusive contre les spéculateurs ? Que ce soit de la naïveté et de la bonne foi ou de la fourberie et de la mauvaise foi, Kaïs Saïed ne regarde aucun tableau de bord et ne propose aucune solution concrète à la Tunisie. Il a des idées fixes et il prend ses fantasmes pour de la réalité. Il a des ennemis imaginaires et il pense qu'il peut tout résoudre en les éliminant avec des décrets, une police obéissante et des magistrats au pas.