Les rebondissements politiques de la semaine dernière méritent d'être inscrits dans les annales. Ils montrent comment ce régime de Kaïs Saïed, aussi populaire soit-il, manque de tact et de dextérité. Sans vision concrète aucune pour l'avenir, ce régime gouverne le pays au jour le jour, suit le tempo imposé par l'opposition et la situation et fait dans la réaction au lieu de l'action. Ce régime a beau crier sur tous les toits qu'il tire sa légitimité du peuple, la vérité est qu'il perd son crédit de jour en jour aux yeux de ce peuple. Ce régime partira, comme 100% de ses prédécesseurs. On ne le pleurera pas quand ce jour viendra. L'inquiétude porte cependant sur l'état de l'Etat tunisien. Cet Etat, notre Etat, est en déliquescence et perd, à son tour, du crédit. Lundi dernier, le président du parlement, l'islamiste Rached Ghannouchi, a convoqué une assemblée générale virtuelle pour le mercredi. Colère du président qui convoque, la nuit, le Conseil de sécurité nationale. Ce conseil est composé des plus grandes personnalités nationales dans l'armée et les forces de sécurité qui, théoriquement, n'ont rien à voir avec l'ordre du jour. Leur statut les place au-dessus de la mêlée politique, ils représentent l'Etat, ils sont l'Etat. Mais ce n'est pas l'avis du président de la République qui veut les rendre complices de son interprétation fallacieuse de la constitution. Sont-ils d'accord avec le président ? La réponse se lit sur leurs visages. La réunion du Conseil n'a abouti à rien de concret, puisque la plénière de l'assemblée s'est tenue comme prévu. En dépit du sabotage de la plateforme de visioconférence Zoom devenue inaccessible le jour-même de la plénière. Sur les 217 députés, 116 votent l'annulation de l'ensemble des décrets présidentiels publiés depuis le 25 juillet 2021, date à laquelle le président s'est arrogé les pleins pouvoirs. Furax, Kaïs Saïed convoque le soir-même une nouvelle réunion du conseil de sécurité nationale. Il décide la dissolution du parlement, sur la base d'une lecture saugrenue de l'article 72 de la Constitution. Il accuse les députés (élus comme lui, rappelons-le) de tentative de coup d'Etat ratée et de complot contre la sûreté de l'Etat. Le parquet est saisi et c'est une file de députés qu'on verra, le surlendemain, défiler devant la brigade antiterroriste. Quel est le rapport entre la brigade antiterroriste et des députés qui se sont réunis ? Peu importe, ce rapport existe dans la tête du président. Notre avis à nous compte pour du beurre.
Par ses réactions impulsives, Kaïs Saïed n'a fait que perdre encore davantage son crédit. Pourquoi ? Parce que ses décisions n'ont pas été suivies d'effet. Les députés se sont bien présentés devant les représentants du parquet, mais ils ont tous pu rentrer chez eux. Dans quel pays au monde, laisse-t-on rentrer des gens accusés de complot contre l'Etat ? Soit le président ne voulait pas leur détention, auquel cas il s'est discrédité avec tout le cinéma qu'il a fait devant le conseil de sécurité nationale, soit il voulait leur détention, mais on a refusé de le suivre dans son délire, auquel cas il a été discrédité. Ça n'a rien d'une première. Rappelez-vous son histoire des 13500 milliards de dinars soi-disant dérobés par 460 hommes d'affaires crapuleux. Et son histoire ridicule de TGV. Et sa consultation nationale à laquelle n'a participé que le sixième de l'objectif initial. Et sa guerre contre les spéculateurs, lancée à 23 heures depuis le ministère de l'Intérieur, qui a abouti à l'arrestation de pauvres gens et la fermeture de dizaines de boulangeries et de grossistes. Et ses visites inopinées dans des entrepôts d'usines de fer qui ont abouti à l'augmentation des prix. Le président ne fait que se discréditer au fil des jours. Jusqu'à la semaine dernière quand il disait (lundi) qu'il ne pouvait pas dissoudre le parlement à cause de la constitution, et qui se rétracte mercredi en dissolvant le parlement en s'appuyant sur la constitution. Oui, le président se discrédite quoique disent ses groupies et ceux qui lui ont signé un chèque en blanc, juste parce qu'il a éjecté les islamistes. À vrai dire, Kaïs Saïed importe peu. Il va partir, comme sont partis Ben Ali et Marzouki. Ce qui importe, c'est l'Etat. Il doit nous importer plus que tout au monde. C'est cet Etat qu'on va léguer à nos enfants et cet Etat est en déliquescence, par la faute de Kaïs Saïed.
L'ancien ministre de la Justice, l'islamiste Noureddine Bhiri, a raconté la semaine dernière, lors d'une conférence de presse, les péripéties de son arrestation et de sa détention. Il a été arrêté par des individus en tenue civile pour être enfermé dans un garage pendant trois heures. Après un passage à un poste de police, dont l'imprimante est en panne, il a été conduit dans un local abandonné au fin fond de la forêt de Rimmel à Bizerte. On peut penser ce qu'on veut de Bhiri. On peut considérer qu'il est criminel, voire même terroriste. Mais quels que soient les chefs d'accusation portées à son encontre, un Etat qui se respecte n'emprisonne pas ses suspects dans des garages et des locaux abandonnés. Il y a des prisons pour cela. Un Etat qui se respecte ne fait pas arrêter ses suspects par des agents en civil, il y a la police ou la garde nationale pour cela. On peut penser ce qu'on veut de Bhiri, le fait est qu'il a été relâché après plus de deux mois de détention. Pourtant, force est de rappeler que le ministre de l'Intérieur lui-même a annoncé, dans une conférence de presse, que le suspect était impliqué dans une affaire terroriste, que le parquet a été saisi et qu'il réserve bien de surprises au public. Trois mois après, on attend encore ces surprises. Il n'y a toujours aucun chef d'inculpation frappant l'islamiste (ni aucun islamiste d'ailleurs). Cette histoire de Bhiri démontre clairement que l'Etat est en déliquescence. Elle lui cause énormément de préjudice par la faute du président et de son ministre de l'Intérieur. Ce n'est pas la première fois que Taoufik Charfeddine porte gravement atteinte à l'Etat. On se rappelle les histoires de tentative d'empoisonnement du président, du projet d'attentat avorté contre le ministre de l'Intérieur, de l'histoire du tunnel menant à la résidence de l'ambassadeur de France…
Le ministère de l'Intérieur n'est pas le seul à porter atteinte à l'Etat, d'autres membres du régime Saïed participent aussi. On peut rigoler du costume bleu-pétrole moulant du gouverneur bodybuilder de Ben Arous et de la veste rose du ministre des Affaires religieuses. Mais l'heure n'est pas à la rigolade et aux guignols de l'info. Le ministère des Finances a publié une Loi de finances basée sur un budget financé en partie, à partir du mois d'avril, par le FMI. Où en sont les négociations avec le FMI ? Elles n'ont pas encore démarré. Qu'en sera-t-il si le FMI répond par la négative ? Personne n'a de réponse. Le même budget se base sur la donation de pays étrangers. Or, par la faute de Kaïs Saïed, les Etats-Unis ont décidé de réduire de moitié leur aide. Qu'a-t-on préparé face à cela ? Aucune réponse. Qu'a-t-on préparé pour juguler la hausse des prix du gaz et du pétrole, la baisse de l'approvisionnement de gaz algérien ou encore la pénurie de semoule à venir ? Aucune réponse ! Un Etat qui se respecte prépare des plans quinquennaux et sait ce qu'il va faire durant les cinq-dix ans à venir. Le nôtre est incapable de nous dire ce qu'il a préparé pour les cinq mois à venir. Il n'a même pas publié les décrets d'application de la Loi de finances ! Ceci porte un nom, un seul et unique, la déliquescence de l'Etat. Autre exemple ? Le ministère des Technologies qui présente la Consultation nationale comme une vérité représentative de la population tunisienne, alors qu'elle ne respecte aucune règle de l'élaboration des sondages d'opinion. Ni quantitativement, ni qualitativement. Le ministre annonce au président que la plateforme de la consultation a subi quelque cent vingt mille attaques, alors que ceci est factuellement faux. Techniquement, c'est impossible, sauf si l'on admet qu'il y a une puissance étrangère qui a mobilisé une armée pour attaquer la consultation nationale de Kaïs Saïed. Ceci porte un nom, un seul et unique, la déliquescence de l'Etat.
En deux ans et demi de gouvernance, dont huit mois de gouvernance absolue, Kaïs Saïed s'est discrédité et a discrédité l'Etat tunisien par ses histoires fantasmagoriques. De l'étranger, on ne nous regarde plus comme un Etat crédible et démocratique, on nous regarde comme un pays sous-développé et mendiant dont la population est paresseuse et poltronne. Les agences de notation nous ont dégradé, les Etats-Unis ont réduit leurs aides, les pays arabes nous méprisent et l'Union européenne (premier partenaire) s'apprête à nous lâcher. Le voisin de l'Est ne nous regarde plus et le grand voisin de l'Ouest préfère vendre à prix d'or son gaz aux Européens. La Tunisie de Bourguiba n'est plus. Même celle de Ben Ali, où l'Etat était très fort, n'est plus. La troïka a commencé par détruire l'Etat par cupidité. Kaïs Saïed continue de l'achever par stupidité.