La commission nationale consultative pour une nouvelle République, sous la présidence de Sadok Belaïd, a fini son travail le 20 juin 2022 en remettant le projet de constitution sur lequel la commission a planché pendant deux bonnes semaines au président de la République, Kaïs Saïed. Les laudateurs et les soutiens aveugles du chef de l'Etat saluent la rigueur et la discipline qui ont fait que les délais annoncés dans le décret créant cette instance aient été respectés. Ils y voient même un retour flamboyant du prestige de l'Etat. Sauf que tout le bruit qu'ils peuvent faire ne peut occulter le fait que l'opinion publique tunisienne ne sait rien de ce projet de constitution présenté pourtant comme étant extrêmement important pour le pays. Les participants au dialogue qui a permis d'élaborer ce document n'ont pas eu l'honneur d'en obtenir une copie. Le professeur Sadok Belaïd leur a interdit cela par peur qu'il y ait des fuites et pour que le cheminement du 25-juillet ne soit pas perturbé par les commentaires et les critiques. Cela veut dire que des personnes et des organisations ont été sélectionnées pour participer à l'élaboration d'une constitution, mais qu'en même temps, nous n'avons pas suffisamment confiance en elles pour leur permettre d'avoir une copie du projet. Parmi les personnes participantes à ce dialogue, beaucoup y voient une reconnaissance et se sentent exister sur la scène politique grâce à la tribune offerte par Sadok Belaïd. Pour ce qui est des organisations nationales, il s'agit d'une humiliation de plus ajoutée à une longue liste de revers. L'Utica, l'UNFT ou encore la LTDH se sont laissées traiter de manière indigne et ont été instrumentalisées pour donner un semblant de légitimité à un dialogue dont l'issue reste inconnue.
Les chefs d'orchestre de ce dialogue, Sadok Belaïd et Amine Mahfoudh, avaient pourtant promis, du haut de leur supériorité académique, que le processus serait transparent et que le brouillon ou projet de constitution élaboré par la commission serait soumis au débat public. Ils avaient même affirmé, sans sourciller, que si le président de la République opérait des changements d'envergure sur la copie fournie par la commission, ils s'en indigneraient et battraient même le pavé contre une telle constitution. Mais leur courage s'est vite estompé et ils n'ont pas jugé utile, sûrement sur injonction présidentielle, d'honorer leur promesse.
La seule fenêtre qui s'est ouverte sur ce brouillon de constitution avait été rapporté par le journal Al Maghreb qui avait dévoilé le premier chapitre consacré aux droits économiques et sociaux. Brahim Bouderbala, président de la commission des affaires économiques et sociales, devant l'ampleur de la polémique autour du ramassis de lieux communs fuité par le journal, s'était empressé d'en atténuer l'ampleur. Selon la dernière version de ses dires, il s'agit seulement d'idées qui ont été notées et discutées au sein de la commission qui doivent ensuite être affinées par la commission juridique. Sauf que voilà, celle-ci n'existe pas et ne s'est jamais réunie, contrevenant ainsi de manière directe aux dispositions du décret portant création de la commission nationale consultative. Donc, au final, qui a écrit cette constitution ? Mystère et boule de gomme. Aucun des participants à ce dialogue n'est capable de répondre à cette simple question. Avec un sourire, parfois hautain et parfois gêné, ils disent qu'il ne faut pas s'inquiéter et que le projet de constitution a été rédigé par des compétences académiques qui savent ce qu'elles font. Mais au final, l'opinion publique tunisienne n'a visiblement pas le droit de savoir qui a façonné juridiquement le texte censé représenter le contrat social qui va lier les Tunisiens pendant les prochaines années. Il faut dire que c'est bien pratique pour le président de la République, Kaïs Saïed. Si le projet de constitution, préparé par la commission qu'il a créé reste caché à l'opinion publique, personne ne pourra faire le comparatif entre la version proposée le 20 juin et la version soumise au référendum qui doit être rendue publique le 30 juin. En cas de différences majeures, il ne faudra pas compter sur le courage des participants et des organisateurs du dialogue pour dénoncer cela. En plus, il n'y a rien à dénoncer puisqu'ils ont tous accepté de figurer dans une commission purement consultative. Quels que soient leurs positions, le président de la République, Kaïs Saïed, est en droit de jeter tout leur travail à la poubelle et de proposer une constitution rédigée par ses soins.
Finalement, la maxime selon laquelle ceux qui en parlent le plus en font le moins se vérifie dans ce processus de rédaction d'une nouvelle constitution. Kaïs Saïed et ses scribes Sadok Belaïd et Amine Mahfoudh n'ont que la volonté du peuple à la bouche. Le chef de l'Etat tire sa légitimité du peuple et l'a transmise à MM Belaïd et Mahfoudh. Mais au final, le peuple est totalement exclu du débat concernant la loi fondamentale qui doit régir leur avenir. Malheureusement, nous en sommes réduits à nous contenter de déclarations disparates qui elles-mêmes n'ont aucune crédibilité puisque leurs auteurs peuvent dire l'inverse plus tard. On apprend ainsi, au détour d'une phrase, que le système parlementaire bicaméral a été choisi et que la chambre des conseillers fera son retour sur la scène. On apprend également, dans une déclaration de Sadok Belaïd, qu'il n'y aura plus de gouvernement mais plutôt un genre de conseil des sages. On se heurte ensuite à la question épineuse de la place de la religion dans l'Etat et on apprend que l'article premier des constitutions de 2014 et 1959 n'existera plus. Ensuite le président de la République, Kaïs Saïed, lâche dans un couloir de l'aéroport Tunis-Carthage que nous parlons de religion de la umma et non de celle de l'Etat, qui lui, doit travailler à accomplir les objectifs de l'islam… Bref, les concepteurs de ce projet de constitution ont jugé que l'opinion publique tunisienne n'était pas habilitée à discuter de leur travail. C'est la plus grande insulte faite à un peuple qu'ils vont tous implorer, par la suite, de participer au référendum qui validera la volonté de leur chef, Kaïs Saïed.