Jamais dans son Histoire, le corps judiciaire n'a subi autant de séismes que cette année 2022 sous le régime de Kaïs Saïed. Le 6 février, le président de la République décide, de son propre chef et sans aucun appui légal, de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Une instance constitutionnelle dissoute par un simple décret présidentiel, alors que ses membres sont tous élus, c'est le summum de l'aberration, mais le président a justifié son acte par la nécessité d'assainir ce grand corps malade. Le 13 février, il nomme les membres d'un nouveau conseil, désigné comme CSM provisoire. Le 1er juin, il limoge, par un simple décret, 57 magistrats. Ils seraient véreux, d'après lui. Le 30 juin, il dévoile sa nouvelle constitution (approuvée par référendum le 25 juillet) dans laquelle on lit que le pouvoir judiciaire n'est plus qu'une fonction et que c'est lui-même qui désigne désormais les hauts magistrats du CSM. Vent debout, les magistrats observent les grèves les unes derrière les autres avant de revenir, tête baissée, à leur poste quelques semaines plus tard. Certains, parmi les limogés, observent des grèves de la faim avant de baisser les bras au bout de plusieurs jours. ONG et médias crient au scandale et dénoncent cette mainmise du pouvoir politique sur le pouvoir judiciaire. Les pays partenaires de la Tunisie multiplient les communiqués et les déclarations faisant part de leur préoccupation. Droit dans ses bottes, Kaïs Saïed envoie tout le monde balader et n'en fait qu'à sa tête, avec toujours la même argumentation : l'assainissement !
Cela fait exactement six mois que le président de la République a commencé son entreprise d'assainissement, le corps judiciaire a-t-il retrouvé le chemin de la guérison ? Maintenant que les magistrats supposés véreux ont été écartés, que le CSM a été dissous pour être remplacé par un nouveau aux membres ultra propres, peut-on dire que la justice tunisienne est devenue exemplaire ? Six mois après, force est de constater que rien n'a changé. L'équipe nouvelle mise en place par Kaïs Saïed n'a concrétisé aucune des promesses de Kaïs Saïed. L'inspection du ministère de la Justice, dirigée par une main de fer par la ministre Leïla Jaffel (elle-même magistrate) a enquêté, investigué, interrogé… Sur le terrain, le corps judiciaire est toujours malade. Au contraire, son état s'est empiré. Les magistrats tremblent comme jamais devant le pouvoir exécutif, puisqu'ils risquent désormais d'être révoqués à tout moment, s'ils prennent une décision contraire aux desiderata du locataire de Carthage. Les dossiers impliquant des magistrats notoirement véreux et des politiciens réellement impliqués dans des crimes et des délits continuent encore à jouir de leur liberté et risquent, même, de s'évader à l'étranger. On ne sait rien de l'évolution de leurs dossiers.
Sur les 57 magistrats révoqués le 1er juin, les deux cas les plus connus sont incontestablement ceux des magistrats Taïeb Rached et Béchir Akremi, respectivement président de la cour de cassation et procureur de la République. Le premier a attesté lui-même, devant la caméra, être impliqué dans des affaires de vente et d'achat de biens immobiliers. Les affaires le touchant seraient nombreuses. Il est toujours libre. Béchir Akremi aurait étouffé des centaines de dossiers terroriste. Le président de la République, lui-même, a évoqué plus d'une fois quelque 6268 de crimes terroristes enterrés. Il est toujours libre. Des personnalités politiques qui ont commis des délits devant les caméras comme c'est le cas des députés Seïf Eddine Makhlouf et Sahbi Smara. Ils sont toujours libres. Des médias qui violent les ondes, ce qui est considéré comme un crime, comme c'est le cas de Radio Coran (appartenant au député islamiste Saïd Jaziri) ou Zitouna TV. Leurs promoteurs sont toujours libres et les médias continuent à émettre en toute illégalité et impunité. Des personnalités politiques sur qui pèsent d'énormes soupçons de blanchiment d'argent et d'implication dans des actes terroristes, comme c'est le cas de Rached Ghannouchi. Il est toujours libre. Des dizaines de personnalités qui ont été assignées à résidence ou interdites de voyage. Elles ne sont toujours pas poursuivies en justice et ne savent encore pas pourquoi elles ont subi ces décisions. Des dizaines de magistrats révoqués, qui crient à leur totale innocence. Ils ne sont toujours pas poursuivis et ils ne savent encore pas pourquoi ils ont été révoqués.
Six mois après la dissolution du CSM, l'état de la justice est clairement resté le même. Tout en respectant la présomption d'innocence de chacun, il reste quand même curieux que la machine judiciaire demeure encore muette face à des personnalités visiblement véreuses et face à des personnalités visiblement innocentes. Les magistrats nommés par Kaïs Saïed au CSM et supposés nettoyer le corps de la magistrature n'ont, à ce jour, procédé à aucun nettoyage de fond. Des dizaines de personnes ont été salies par le pouvoir exécutif, les réseaux sociaux et les médias et n'ont toujours pas réussi à trouver une justice qui les innocente de ce dont on les accuse. Quelques dizaines autres personnalités à la culpabilité irréfutable échappent toujours à cette justice qui devrait les mettre derrière les barreaux. Kaïs Saïed a beau promettre l'assainissement du corps des magistrats, le résultat est là, il n'y a rien de changé. La machine judiciaire n'a pu, ni disculper les innocents, ni arrêter les coupables. En un mot, la justice est encore malade. Six mois après ses déclarations spectaculaires et ses décisions infâmantes, Kaïs Saïed n'a toujours pas atteint ses objectifs et honoré ses promesses. Six mois après, les véreux continuent à chanter, les corrompus continuent à danser, les terroristes continuent à échapper entre les mailles du filet. Kaïs Saïed a beau promettre une justice assainie et efficace, il n'a réussi jusque-là qu'à frapper des innocents.