En l'espace de quelques jours, le président Kaïs Saïed a refusé de rencontrer Barbara Leaf, mais a accepté de recevoir Paolo Gentiloni, sans donner aucune explication sur cette étrange stratégie du "deux poids, deux mesures". Pourtant, force est de rappeler que la Tunisie a, à la fois, besoin des Etats-Unis et de l'Europe pour obtenir son crédit du FMI. Pour boucler son budget 2023, la Tunisie a un besoin urgent de plusieurs crédits dont, en priorité, celui du Fonds monétaire international (FMI) de 1,9 milliard de dollars. C'est ce crédit du FMI qui devrait débloquer d'autres bilatéraux. Pour obtenir gain de cause, et outre l'entame des réformes nécessaires, la Tunisie doit mobiliser sa diplomatie pour faire le lobbying nécessaire auprès des pays influents, notamment les Etats-Unis, la France, l'Italie et l'Union européenne. Le plus gros du travail de lobbying est déjà fait et l'urgence de débloquer ce crédit été soulignée la semaine dernière par toutes ces parties qui ont usé d'un champ lexical commun pour parler d'un risque d'effondrement de l'économie tunisienne. Le 20 mars, le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell déclare que l'Union européenne s'inquiète de la détérioration de la situation politique et économique en Tunisie et redoute un effondrement du pays Le 22 mars, le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken a déclaré, lors d'une audition devant le Sénat, que les Etats-Unis sont préoccupés par la situation économique de la Tunisie et qu'ils estiment nécessaire de trouver un accord avec le FMI. « Nous les encourageons fortement à le faire parce que le risque est que l'économique s'effondre », a souligné M. Blinken. Ce même 22 mars, la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni a déclaré devant le parlement que l'Italie fait de son mieux, négociant à tout va, pour chercher à débloquer la situation de la Tunisie avec le FMI et éviter ainsi un scénario catastrophe. Deux jours plus tôt, c'était son ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani qui tirait la sonnette d'alarme et disait qu'il était nécessaire de garantir la stabilité de la Tunisie. Le 24 mars, en marge d'un sommet européen à Bruxelles, le président français Emmanuel Macron a déclaré : « La très grande tension politique, la crise économique et sociale qui sévit en l'absence d'accord avec le Fonds monétaire international, est très préoccupante (…) Notre volonté est d'agir ensemble pour pouvoir aider la Tunisie à retrouver la stabilité politique, à trouver un accord avec le Fonds monétaire international ».
Le constat est là. Les plus grands influenceurs du FMI sont conscients de la gravité de la situation tunisienne. Il suffit juste que le gouvernement entame ses réformes et continue à entretenir de relations cordiales avec tous ces amis de la Tunisie. Et c'est là que le bât blesse. Depuis le début de l'année, le gouvernement n'a entamé quasiment aucune des réformes sur lesquelles il s'est engagé. La faute au gouvernement ? D'aucuns disent que c'est le président de la République qui bloque le dossier. Il ne veut pas des privatisations, il l'a dit et répété à plusieurs reprises. Il ne veut pas, non plus, d'un plan d'austérité qui appauvrit le peuple et, ça aussi, il l'a dit et répété. Que faire alors ? Face à la situation inquiétante, pour souligner l'urgence et pour recommander au président de changer d'avis, Antony Blinken a dépêché en Tunisie sa sous-secrétaire d'Etat pour les Affaires du Proche-Orient, Barbara Leaf. Elle était en Tunisie le 23 mars, mais elle n'a pas pu s'entretenir avec Kaïs Saïed. Ce dernier aurait refusé de la recevoir. Pourtant, il y a seulement quelques mois, le 30 août, Mme Leaf a été reçue au palais de Carthage par Kaïs Saïed. L'occasion pour le chef de l'Etat de réitérer son attachement à la souveraineté de la Tunisie et à son rejet de toute ingérence.
Paradoxalement, le 27 mars, le président de la République a reçu le Commissaire européen chargé de l'économie, Paolo Gentiloni. Pourquoi donc le chef de l'Etat a-t-il reçu M. Gentiloni et a refusé de recevoir Mme Leaf ? L'Américaine a, pourtant, un rang bien supérieur à l'Européen ? La présidence de la République n'a, bien entendu, pas donné d'explication. Vraisemblablement, le président tunisien ne voulait recevoir ni Mme Leaf, ni M. Gentiloni. En milieu de journée, la rencontre était carrément compromise et l'agence italienne Nova a annoncé son annulation. Quelque chose s'est passé l'après-midi (peut-être des pressions italiennes) et le chef de l'Etat a fini par recevoir M. Gentiloni, mais sans rien communiquer sur cette rencontre. Pourquoi cette frilosité présidentielle ? Les dernières communications des Européens et des Américains ont, sans aucun doute, hérissé Kaïs Saïed, puisqu'elles ont évoqué la situation des Droits de l'Homme et des libertés en Tunisie, ainsi que de la démocratie compromise. Aussi bien les Européens que les Américains ont évoqué la question de l'emprisonnement de plusieurs personnalités politiques il y a quelques semaines. Il s'agit là d'une ingérence et d'un affront à la souveraineté, telle que la conçoit le président Saïed. Il y voit carrément de la mauvaise foi, car, d'après lui, ils feignent de ne pas savoir la vérité. Dans sa tête, il n'agit que dans l'intérêt de la Tunisie et des Tunisiens et si ces personnalités sont en prison, c'est parce qu'elles ont comploté contre l'Etat. On note que, parmi les accusations portées à ces personnalités, on reproche à certaines d'entre elles d'avoir rencontré des diplomates américains. Reléguant la question économique et du crédit du FMI au second plan, Kaïs Saïed est resté droit dans ses bottes attaché à sa question de souveraineté et d'ingérence. Pour lui, les Américains n'ont pas à s'immiscer dans les affaires intérieures tunisiennes et n'ont pas à parler de démocratie, de ses choix politiques et des libertés (non compromises d'après lui). Son refus de recevoir Barbara Leaf est, donc, motivé. Idem du côté européen et on doute fort qu'il aurait reçu Josep Borell. Il a cependant accepté de mettre de l'eau dans son vin avec Paolo Gentiloni puisque ce dernier « n'est que » commissaire chargé de l'économie. Avec lui, il ne sera pas question de parler des choses qui fâchent.
Ce « deux poids, deux mesures » ne sera pas sans conséquences. En refusant de recevoir Barbara Leaf, tout en recevant Paolo Gentiloni, Kaïs Saïed risque d'irriter les Américains et de se les mettre à dos. Le plus grave est qu'il risque saborder le dossier tunisien au FMI, puisqu'il est difficile d'obtenir quoi que ce soit de l'institution monétaire sans le feu vert du State department. Si, les Européens ont des intérêts à ce que la Tunisie obtienne le crédit du FMI et ne s'effondre pas, afin qu'ils ne subissent pas, par la suite, la migration massive, les choses sont différentes du côté de Washington pour qui l'effondrement de la Tunisie ne signifie pas grand-chose, puisqu'il ne la touche qu'indirectement, et encore. Antony Blinken tiendra-t-il compte de l'affront subi par sa subordonnée Barbara Leaf ? En tout état de cause, il ne voit pas du tout d'un bon œil le régime de Kaïs Saïed. Ce dernier a beau parler de souveraineté et interdire tout type d'ingérence extérieure, les Américains n'ont pas la réputation qu'on leur dicte ce qu'ils doivent faire ou pas.