Dès l'aggravation de la crise migratoire en Tunisie, le phénomène a été présenté par le pouvoir comme étant un complot faisant partie d'un plan pour que les migrants subsahariens s'établissent dans le pays. Cependant, les chiffres officiels du côté tunisien comme celui italien démontrent le contraire. C'est le 21 février 2023, en conseil de sécurité nationale que le président de la République, Kaïs Saïed a donné le coup d'envoi au récit qui sera, jusqu'à aujourd'hui, porté par le régime et ses soutiens. Pour le chef de l'Etat, l'afflux important de migrants d'Afrique subsaharienne n'est autre qu' « un plan criminel préparé depuis le début du siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie ». Il avait dès lors accusé certaines parties d'avoir reçu de grandes sommes d'argent pour l'établissement des migrants irréguliers, leur objectif non-avoué étant « de considérer la Tunisie comme un Etat africain n'ayant aucune appartenance arabe et islamique ». Des propos qui avaient bien évidemment provoqué une grande polémique et entrainé, par ailleurs, des campagnes haineuses et racistes envers les migrants et les noirs de manière générale. Il fallait bien rappeler cet épisode, parce qu'on peut le considérer comme étant le point de référence autour duquel s'est bâtie la dialectique officielle dans son approche du problème migratoire. Depuis, la crise persiste et le phénomène a même été qualifié de péril imminent menaçant la sécurité nationale. La théorie du grand remplacement a pris son chemin dans l'imaginaire d'une population locale poussée à la peur que des étrangers puissent venir remplacer…
Mais depuis ce 21 février 2023, où le président avait annoncé des mesures urgentes qui devaient être prises pour endiguer l'afflux migratoire, la crise persiste et semble s'aggraver. La chasse aux migrants consistait en gros à les empêcher de prendre la mer vers le continent européen et à les parquer loin des villes sans aide, avec ça et là des déportations vers les frontières et quelques expulsions. L'approche purement sécuritaire et déshumanisante des autorités a été épinglée à maintes reprises par la société civile qui a relevé son inefficacité. L'inaptitude du pouvoir à sécuriser ses frontières, qui semblent totalement poreuses, son rôle de gendarme de la Méditerranée empêchant les départs vers l'Europe, tout en piégeant les migrants en Tunisie sans autre issue, ont fait que la situation est devenue problématique. Toutefois, face aux critiques de cette politique floue et indécise, le régime a toujours justifié la présence des migrants en Tunisie par les complots ourdis afin de nuire à la nation et à son peuple. C'est dans ce contexte, que le pouvoir a lancé une campagne d'arrestations contre les activistes de la société civile actifs dans le domaine du secours des réfugiés et des migrants. Le travail humanitaire et solidaire, qui est dans la nature de leur champ d'action, a été criminalisé et diabolisé. Des dizaines de personnes ont dû être convoquées et certaines se trouvent actuellement en prison. Le pouvoir leur fait porter la responsabilité de la présence des migrants subsahariens sur le territoire et par là même confirme vis-à-vis de l'opinion publique son récit sur l'existence d'une machination. Difficile d'avouer un échec ou un cafouillage dans la gestion de la crise. Il fallait trouver des coupables ailleurs et construire tout un mythe autour de ces migrants venus s'installer en Tunisie et non pas n'aspirer qu'à la fuir vers le présumé eldorado européen.
De récents chiffres présentés par le ministre de l'Intérieur devant les députés démontent le récit officiel. L'on a appris que 23 mille immigrés irréguliers d'origine subsaharienne se trouvent actuellement en Tunisie. On nous disait qu'ils étaient plusieurs dizaines de milliers, dans les cent mille environ. Finalement, le nombre est bien inférieur et est loin d'être suffisant pour grand-remplacer ne serait-ce qu'une petite ville tunisienne. L'ensemble des immigrés irréguliers recensés en Tunisie ne rempliraient même pas la moitié d'un stade de football ! Le ministre a bien évidemment rapporté d'autres chiffres intéressants, notamment 79.635 personnes empêchées de franchir les frontières maritimes tunisiennes en direction de l'espace européen en 2023 et 28.147 jusqu'à mai 2024. Des chiffres qui trouvent échos dans ceux publiés par les Italiens le 13 mai 2024. Le ministère italien de l'Intérieur s'était félicité du fait que les autorités tunisiennes aient empêché le départ de 21 mille migrants, tentant d'embarquer vers les côtes de la péninsule, au cours des quatre derniers mois. « Le signe concret qu'un phénomène aussi complexe ne peut être abordé qu'avec une stratégie commune, comme le fait l'Italie avec les pays d'origine et de transit des flux migratoires ». L'Italie peut se féliciter de la réussite de sa politique freinant l'afflux sur ses rivages avec la coopération de la Tunisie. Dans les faits, chiffres et déclarations communes à l'appui, la Tunisie s'est transformée en gendarme de la mer au profit des Européens, mais en même temps en piège pour les migrants interceptés.
Invoquer un complot en vue de l'établissement des Subsahariens ne tient plus la route à la lumière de tous ces éléments. Ce sont bien les autorités tunisiennes qui empêchent le départ de gens qui veulent quitter le territoire et qui les y laisse, après, coincés sans pour autant trouver des solutions pour les héberger provisoirement ou les extrader. Au lieu d'oeuvrer en partenariat avec les associations, le régime s'est mis à les persécuter et a laissé des migrants livrés à leur sort dans la nature, les traitant inhumainement. Le régime a signé un mémorandum d'entente avec l'UE dont les contours restent toujours flous notamment en matière de politique migratoire. Il parait maintenant évident que le deal scellé sous l'impulsion de Giorgia Meloni marche bien pour les Européens et que l'Ami tunisien fait à merveille sa part du boulot en mer. La gestion de la crise sur le territoire de la Tunisie n'est qu'un détail. Quelques pays des Vingt-Sept financent surtout les équipements, les moyens de transport et la formation des sécuritaires. Et ils ferment bien évidemment les yeux sur les dépassements et les atteintes aux droits humains, tant que la chose est sous-traitée par un pays tiers sur le continent africain.
Face aux députés, le ministre de l'Intérieur a dit que la situation était sous contrôle et que les migrants ne représentaient pas un grand nombre. Alors pourquoi le pouvoir continue-t-il dans ses discours adressés au peuple d'évoquer des complots et de susciter la peur chez les masses ? Le mythe du plan de grand remplacement et d'installation pilotée de Subsahariens en Tunisie est vite déconstruit. Ce qui demeurera, toutefois, c'est la haine raciale, la xénophobie et les idéaux fascistes attisés chez la population.