« L'Etat social » a tout du slogan publicitaire : séduisant, pompeux, accessible à tous. Mais en réalité, c'est plus un cache-misère qu'autre chose. Ce slogan est tellement réussi que certains osent des déclinaisons du genre « tourisme social », selon lesquelles chaque Tunisien aurait le droit d'accéder aux meilleurs hôtels, en pleine saison, à des prix correspondant non pas à une réalité de marché, mais à son propre pouvoir d'achat. L'illusion d'un Etat providence à la sauce populiste Le discours officiel s'est articulé autour de cette idée, supposée révolutionnaire, selon laquelle l'Etat doit récupérer son rôle social. On entend par là que l'Etat doit éduquer, soigner, transporter, investir, recruter, et autres. Mais ça, c'est la théorie. En pratique, il en est tout autrement : l'Etat tunisien a démontré depuis des décennies son incapacité à gérer correctement ses propres entreprises, qui, même en situation de monopole, trouvent le moyen d'être déficitaires — sans parler de leurs « performances » dans les domaines concurrentiels. Les secteurs de la santé, du transport, de l'éducation, et bien d'autres encore, sont en déliquescence depuis des dizaines d'années, et personne n'a pu stopper l'hémorragie. Ce n'est certainement pas avec des slogans qu'on y arrivera. La lecture des communiqués de la présidence du gouvernement ressemble à celle de vœux pieux, selon lesquels il suffirait d'investir davantage et de dépenser un argent que nous n'avons pas. Proposer le recrutement dans la fonction publique comme solution au chômage, alors que le budget de l'Etat est déficitaire, est un comble. Mais rien ne saurait arrêter la marche vers l'Etat social, pas même la réalité des chiffres.
Quand le réel déraille, ce sont les lobbies qui pilotent Et quand ça ne marche pas ? Eh bien, c'est la faute aux lobbies et à l'administration ! C'est, en tout cas, l'explication donnée par le président de la République aux récentes coupures d'eau et d'électricité. Pourtant, la Steg et la Sonede — particulièrement cette dernière — ont fourni des explications rationnelles aux perturbations survenues ces dernières semaines. Ces entreprises publiques auraient certes pu faire mieux, mais un réel effort en termes de communication et de réhabilitation des réseaux a été accompli. Il s'agit de deux entreprises stratégiques qui souffrent de graves problèmes de structure, d'endettement, d'impayés, d'effectifs, etc. Mais tout cela est balayé d'un revers de main par le président Kaïs Saïed, qui accuse, une fois encore, d'obscurs lobbies d'être à l'origine de ces coupures, dans le but évident de nuire aux citoyens tunisiens. Ces mêmes lobbies seraient aussi responsables du défaut de ramassage des déchets et de la lenteur dans la réalisation des projets publics. Pendant ce temps, que fait l'Etat social ? Il constate, s'apitoie sur son sort et accuse des forces non identifiées. Les Tunisiens vont subir une grève de trois jours des transports publics à partir de ce lundi 30 juillet. Une grève qui n'a pas pu être évitée malgré plusieurs réunions entre les syndicats et les autorités. Les négociations ont pris fin lorsque les représentants du ministère des Finances ont affirmé qu'aucune revendication ayant un impact sur le budget de l'Etat ne serait acceptée. On parle de sociétés structurellement déficitaires, d'employés sous-payés, d'un parc vétuste et d'une qualité de service tout bonnement déplorable.
Colmater un naufrage structurel L'Etat social ne semble pas avoir de solution à ce type de problème, hormis accepter des dons de bus supplémentaires et en acheter auprès des Chinois. Au mieux, cela permettra d'augmenter les fréquences, mais cela ne résoudra aucun des problèmes structurels des sociétés publiques de transport. Hormis quelques bricolages appelés « mesures exceptionnelles » et la menace de réquisitions — comme ce fut le cas avec les jeunes médecins —, l'Etat social ne propose aucune solution viable. De l'autre côté, de l'argent est trouvé pour financer grassement les sociétés communautaires, au succès encore très incertain (faute aux lobbies, bien sûr), et pour recruter à tout-va dans la fonction publique. L'immobilier n'échappe pas non plus à la défaillance de l'idée d'Etat social. Il s'agit d'un domaine où le romantisme et les rêves véhiculés par les slogans se heurtent à la dure réalité des chiffres et des marchés. Prenons l'exemple d'appartements dits sociaux, qui seront mis en vente dans les prochaines semaines. Il s'agit d'une résidence à Mornag, dans le gouvernorat de la Manouba. Selon l'annonce, le S+1 d'une surface de 64 m² coûte un peu plus de 122 mille dinars, soit une moyenne de 1 900 dinars le mètre carré. Pour un S+3 dans la même résidence, plus adapté aux besoins d'une famille et à l'aspect social de la chose, il vous en coûtera près de 172 mille dinars pour une surface de 92 m², soit une moyenne de près de 1 870 dinars le mètre carré. Avec de tels prix, peut-on encore parler d'appartements sociaux ? Non pas que les entreprises de l'Etat doivent vendre à perte, mais ce même Etat, qui se veut social à tout prix, doit comprendre que les choses ont un coût, supporté par toute la communauté, et qu'il est incapable de tout faire. Si l'Etat social saute d'échec en échec, c'est parce qu'il se donne une mission irréalisable. Un minimum de pragmatisme implique que l'Etat — dont les ressources sont divisées entre paiement des prêts, compensation et salaires de la fonction publique — ne peut pas en plus assurer la santé, l'éducation, le transport et autres prestations, le tout sans emprunter à l'étranger et sans mettre le citoyen à contribution. C'est tout bonnement impossible. Mais tant que le slogan marche, et que les relais du pouvoir continuent de berner les gens : vive l'Etat social !