C'était un beau jour d'automne. C'est comme si c'était hier. C'était hier puisque ce beau jour d'automne date de trois-quatre mois seulement. J'étais confortablement assis sur la chaise haute du café du quartier en train de fumer une cigarette. Je t'ai vu descendre de ta 106, la fameuse 106 qui t'a coûté six mois de prison. Je l'ai reconnue la 106, elle aussi fait partie de la révolution. C'est bien elle qui a « tabassé » cette femme d'affaires ? Elle se sent comment aujourd'hui cette dame qu'on n'a jamais vue ? Hein qu'elle a peur des 106 aujourd'hui ? Hein que les journalistes qui t'ont accusé nommément de tous les vices ont également peur de la 106 ? Hein que les agents de la Police politique qui t'ont harcelé et violenté ont aussi peur de la 106 ? Je t'ai vu de loin et je ne t'ai plus quitté des yeux. Mon regard était pesant et tu as fini par le remarquer. Je n'oublierai jamais ta réaction quand tu t'en es aperçu. Tu es devenu blême cher Taoufik. Je m'imagine que tu t'es dis « Journée foutue ! Les flics ont décidé de s'occuper de moi aujourd'hui». Non, Taoufik, je n'étais pas le flic, mais un admirateur. Pas de tes articles, encore moins de tes poèmes, mais de ton courage et ta persévérance. Ben Ali a toujours voulu te faire casser, te faire plier et tu as résisté. Tu as subi la violence physique, la torture morale, le supplice de l'injustice, mais tu as résisté. Finalement, c'est Ben Ali qui s'est plié avant de se casser. Tu as bien vu mon regard et, rapidement, tu as détourné le tien. Tu ne voulais pas que quelqu'un te gâche la journée. Tu es entré dans le kiosque juste à côté. Tu regardais Al Maoukif et tu as pris ton stock de paquets de cigarettes. J'ai hésité à te rejoindre à l'intérieur du kiosque. Moi aussi j'ai mes emmerdes avec le régime, mais je n'ai jamais eu le courage de lui fournir mon corps et ma liberté physique. Je tenais à mes petits conforts et je me disais, pour calmer ma conscience, qu'il y a 1001 façons de militantisme. J'ai tourné ma tête, à droite, à gauche, pour bien vérifier que la police politique n'était pas à tes trousses ce matin-là. Elle ne l'était pas, je t'ai alors rejoint à l'intérieur du kiosque. Ta réaction, inoubliable aussi, était défensive. T'as reculé d'un coup et tu m'as regardé sévèrement, avec beaucoup de détermination, comme si tu voulais me dire : « Puisque t'as décidé de me gâcher la journée, eh bien vas y, je suis prêt à t'affronter avec mes griffes, je te gâcherai la tienne aussi avec le peu d'armes que j'ai. » Je t'ai souri et j'ai regardé notre ami commun, le vendeur de journaux : «Hammadi, tu as face à toi Taoufik Ben Brik, le plus grand militant des journalistes tunisiens. » Je t'ai souri, je t'ai tendu la main, je t'ai souhaité du courage, beaucoup de courage et je suis parti. Je ne t'ai plus revu. De tes nouvelles, j'en ai tout le temps. Au Nouvel Obs, notamment, où Jean Daniel, le plus Tunisien des Français, t'a ouvert ses pages des années durant. Tu as lu ce qu'il a écrit à notre propos dans son dernier édito ? « Le peuple tunisien a révélé à ses frères arabes que ce qui paraissait impensable était possible». Et puis, au hasard d'un échange sur Facebook, je découvre une « Néo experte politicienne » qui te disait « Dégage ! » Voilà la conséquence de la liberté pour laquelle tu as tant lutté, Taoufik. Un bébé qui, hier, était incapable de citer le nom de trois militants politiques, te dit « Dégage » ! Elle est belle la révolution ! Et pourquoi ? Parce que tu as dis que t'étais le père de la Révolution du 14-Janvier ! Selon elle, tu n'es en pas le père, c'est Bouazizi ! Mais comment le sait-elle, alors que nous étions des millions à forniquer l'ancien régime ? Allez savoir qui est le père dans cette partouze ! Le vase était rempli et la goutte de Bouazizi était salvatrice. Mais avant cette goutte, fallait bien que quelqu'un ait rempli le vase ! Qui c'est qui l'a rempli le vase, si ce n'est toi, Sihem, Radhia, Hamma, Om Zied, Mokhtar, Lotfi, Slim, Fahem, Souhir, Mohamed, Zied, Néji, Mustapha, Néjib, Maya… Vous avez tous le droit de parrainer cette révolution, vous qui avez toujours refusé de composer avec le régime, en dépit des pressions et des harcèlements. On te reproche de te présenter aux élections ! Voilà la raison qui fait qu'une campagne hostile est en train de se monter contre toi. Excuse-nous Taoufik, nous n'avons pas connu Coluche. On est une génération d'incultes, abêtis par tant d'années de censures, de foot et de salons de thé. Nous ne sommes pas habitués à la démocratie et pensons qu'une élection est une chose tellement sérieuse qu'on ne peut pas y mettre une once d'humour. Faudrait que tu la joues diplomate maintenant. Tu as affronté Ben Ali après tant d'années de mascarades présidentielles en usant de la brutalité de ta plume. Maintenant tu va affronter des millions de Tunisiens et ta plume, à elle seule, ne suffira pas. D'autant plus qu'elle est francophone ta plume, Taoufik. D'autant plus qu'elle est laïque ta plume, Taoufik. D'autant plus qu'elle est de gauche ta plume, Taoufik. D'autant plus qu'elle est libérale ta plume, Taoufik. D'autant plus qu'elle est libertine ta plume, Taoufik. Ta plume, Taoufik, se cassera en deux temps trois mouvements, face à ces centaines de milliers de disciples des Qardhaoui et des Tantaoui. Elle se cassera en deux temps trois mouvements, face à des centaines de milliers, nostalgiques d'Abdennacer. Elle se cassera en deux temps trois mouvements, face à des centaines de milliers, adeptes de l'époque soviétique. Regarde-les, tous réunis venus de l'intérieur du pays, demander la peau de Ghannouchi ! On dirait qu'ils veulent éjecter Ghannouchi pour en mettre un autre, Taoufik. Zine El Abidine Ben Ali était un ennemi commun à la majorité des Tunisiens. Mais Rached Ghannouchi, le Londonien, est un ami commun à beaucoup de Tunisiens. Et ce Ghannouchi, avec ses milliers de fidèles, ne veulent ni de Coluche, ni de ses adeptes. Encore moins de Jean Daniel et de ses fans. Ma grande peur, ta grande peur, Taoufik, est que le 14-Janvier enfante la khomeynisation de la Tunisie. Horreur !