Les historiens nous ont appris qu'en même temps qu'elles se produisent, les révolutions génèrent des contre-révolutions qui leur empruntent leurs méthodes, leurs modes de diffusion et jusqu'à leur rhétorique et leurs slogans. La révolution française, par exemple, a vu naître un grand mouvement contestataire qui a eu ses partis (la droite ultra-conservatrice), ses régimes, (la Restauration, la Monarchie de Juillet), ses acteurs (les royalistes et les hommes de l'Eglise) et ses penseurs qui voient dans la Révolution un accident de l'Histoire, ou un châtiment du Ciel abattu sur les hommes accusés d'avoir oublié Dieu et ses préceptes. La révolution du 14 janvier n'échappe pas à ce phénomène de flux et reflux. Au fil des jours les tunisiens le ressentent et le disent. Omniprésent dans le discours (politique, social et journalistique), le mot « révolution » fait corps avec son contraire, la « contre-révolution ». Sauf qu'on ne sait pas ce que celle-ci signifie au juste, ni autour de quoi ou de qui elle se cristallise ? Une « contre-révolution » se définit toujours par rapport à la « révolution ». Or le mouvement populaire qui a fait chuter le dictateur Ben Ali n'a pas de leader, et encore moins d'arrière-plan idéologique. Il est surtout arrivé brusquement et a surpris tous les hommes de pouvoir. Ce qui laisse grand ouvert le champ des appellations et des récits... Quels que soient leurs familles politiques, leurs orientations idéologiques ou leurs projets de société, quels que soient leur parcours ou leurs motivations, les chefs se sont accrochés, (d'une manière plus ou moins rapide), à l'événement qu'ils ont reconsidéré, après coup, en se repositionnant par rapport à lui et en se démarquant (le plus possible) de l'ancien régime et de ses « symboles ». Dans le Printemps de Tunis, Abdelwahab Meddeb fait son examen de conscience. Le « réveil tardif » des intellectuels, des politiques, et des médias, lui rappelle, note-t-il, cette phrase de Talleyrand : «Je ne me suis jamais pressé et pourtant je suis toujours arrivé à temps ». Au moment où il rédige son livre (janvier-février 2011), le penseur émigré ne pouvait pas deviner qu'il ne s'agit ni d' «accord du temps » (titre d'un chapitre), ni de compréhension des jeunes tunisiens restés au pays, mais d'un de ces retournement de l'Histoire qui fait que les derniers arrivés sont les premiers venus, retournement accompli par des chefs politiques passés maîtres dans l'art de la parole et des harangues populistes. La politique des étapes et le langage à double entrée, tels sont leur secret et leurs mots d'ordre. Après s'être autoproclamés « révolutionnaires » et avoir relégué, par voie de conséquence, dans la case des « contre-révolutionnaires » tous ceux qu'ils veulent écarter (et écraser), les nouveaux maîtres viennent de franchir un pas supplémentaire. Ameur Laârayedh, l'homme par qui les scoops arrivent, a annoncé, cette semaine, qu'Ennahdha va créer un « conseil de protection de la révolution » pour « nettoyer » la Tunisie post-révolutionnaire des vestiges du passé. Les islamistes entendent faire d'une pierre deux coups : se présenter comme les acteurs « légitimes » de la rupture avec les anciennes pratiques (et les garants de la démocratie naissante) et jeter leurs adversaires politiques (présents et passés) dans le même panier, espèce de fourre-tout où les mots se télescopent indifféremment : « contre-révolutionnaires », « corrompus », « résidus » (« azlem »), « rcdistes », « destouriens », « gauchistes », « laïcs », « mécréants »… L'amalgame se fait également au moyen de mots génériques à partir desquels toutes les combinaisons sont possibles comme « orphelins » (de Bourguiba, de Ben Ali, de l'Occident, de la France) ou « ennemis » (de la révolution, du peuple, de la démocratie, de l'islam, ajoutent les plus malins). Il suffit d'inverser pour trouver l'autre chaîne sémantique, « islamistes », « honnêtes », « propres » «militants»…Le titre de Sami Ghorbel, « Orphelins de Bourguiba et héritiers du prophète » reflète bien ces connexions-divisions. Le dictionnaire islamiste est plein de ce type d'appellatifs que les Tunisiens entendent quotidiennement, mais dont ils ignorent complètement (ou presque) la réalité référentielle. Qui sont au juste ces « sales » corrompus qui gangrènent les structures étatiques et menacent leur révolution? Tous les adhérents au RCD, le parti-Etat ? Tous ceux qui ont travaillé sous la dictature ? Ceux qui ont collaboré avec le dictateur déchu, qui ont profité du système, ont étouffé les voix discordantes, verrouillé les médias, harcelé, emprisonné, torturé les opposants ? Les « ennemis » du peuple sont-ils plutôt à chercher du côté de l'actualité et par rapport à la révolution? Qui lutte contre l'accomplissement du processus enclenché depuis le 14 janvier 2011? Ces individus agissent-ils seuls ou dans le cadre d'une structure ? Qui les finance, comment et dans quel but? Non seulement les dirigeants se gardent de fournir des données, des descriptifs et des preuves clairs, mais ils usent de tout leur savoir-parler pour entretenir intact ce cafouillis. Après leur silence éloquent sur les dossiers de la corruption et sur les récentes nominations des rescapés de l'ancien régime, ils répondent par une tonitruante campagne baptisée « Ekbes » (le mot mérite une lecture). Les méthodes, l'ambiance, et les slogans nous rappellent l'ère de Ben Ali exprimée dans un langage hitlérien, les verbes « épurer », « nettoyer », « assainir », « laver » ont été les leviers des guerres ethniques. Ce que les chefs, démocratie oblige, suggèrent, les manifestants l'affichent dans de grosses pancartes : les « ennemis » s'appellent Beji Caid Essebsi, « Nida Tounes », « les rcdistes », et leur destin est scellé, « mort », « violence », « destruction ». Les harangueurs les plus audacieux, Habib Ellouze et Lotfi Zitoun, n'y vont pas par trente six mille chemins, un seul suffit : la presse taxée de tous les maux et les mots agrafés («corrompue », «traître », « honteuse », « mauve », « novembrsite »…), mots que la foule, chauffée à bloc, se charge de transformer en actes. Les causes de l'hostilité à l'égard des journalistes n'est pas à chercher du côté de leur rendement « médiocre » comme il est dit, mais de leurs statuts et du regard qu'ils jettent sur la rhétorique officielle. Ils constituent l'unique « autorité » capable de mettre des bâtons dans les roues des islamistes et de déconstruire leur nébuleuse politico-rhétorique. Le « quatrième pouvoir » est d'autant plus gênant qu'il est relayé (et appuyé) par les réseaux sociaux où foisonnent les équations inversées et les syllogismes inopérants du type « Les journalistes corrompus refusent la nomination d'un sale corrompu de l'ancien régime que les mains blanches des nahdaouis ont recyclé et purifié ». Le discours nahdaoui ainsi que le discours sur ce discours seront analysés par les linguistes, de même que l'Histoire sera réécrite loin des raccourcis et des bricolages médiatiques. Rappelons toutefois que la révolution tunisienne n'a pas de guide, mais a ses icônes, ses valeurs et ses témoins. Les commentateurs citent l'absence totale de slogans islamistes ou de requêtes identitaires dans le mouvement populaire qui a déboulonné le dictateur. Il y a lieu de revenir également sur l'étincelle première. En décidant de se donner la mort, le jeune Mohamed Bouaziz a accompli un geste libre émanant d'une conscience individuelle qui contrevient aux normes religieuses, celles-ci étant, par définition, l'expression d'un ordre collectif. Au lendemain du 14 janvier, Rached Ghannouchi, comme tous les oulémas et les muftis, a affirmé que l'acte était un péché. Aujourd'hui, il se pose en guide suprême de la révolution… Un autre rhéteur, sorti récemment de sa tanière, nous explique que la révolution est un « Miracle », un cadeau de la Providence adressé aux musulmans pour qu'ils « retournent » à sa Parole et appliquent la Chariâa… Ce grand écart entre le sens des mots et la réalité, le discours et le vécu crée une « situation schizophrénique » (Abdelwahab Meddeb) et une confusion générale qui empêchent les familles politiques de se structurer (dans et par leurs différences) et bloquent le dialogue sans lequel aucune « sortie de crise » n'est possible. L'abus du mot est surtout l'un des aspects de la dictature de Ben Ali… et la mémoire du tunisien n'est peut-être pas aussi courte que le présupposent certains… * Enseignante-chercheuse au Département de français à l'Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis