En Tunisie postrévolutionnaire, les chroniques judiciaires occupent autant l'espace public que les bouleversements politiques. Ces derniers temps, le secteur de l'information et des médias se trouve être la cible d'un acharnement judiciaire sans précédent. Le pouvoir utilise, sans vergogne, l'appareil judiciaire pour réprimer ses opposants et les voix qui le dérangent. La toute puissance conférée par le système aux juges d'instruction et dans un moindre degré, aux procureurs de la République est l'outil qui permet de telles pratiques. Cette toute puissance a quelques avantages et de nombreux inconvénients. Cette toute puissance empêche le système judiciaire d'accomplir sa principale mission, la justice. Le journaliste militant Zied El Héni se trouve aujourd'hui en prison. Il a eu l'audace de qualifier de menteur, Tarek Chkioua, procureur de la République, promu depuis en tant que premier substitut du procureur général près de la Cour de Cassation. Le fait qu'il ait de quoi prouver une telle accusation ne change rien à la donne. Une telle injustice permet de penser que Zied El Héni a été emprisonné, non pas à cause de ce dont il est officiellement accusé, mais pour faire taire une voix discordante qui n'a cessé de dénoncer les abus du régime. Cette pratique est connue des Tunisiens car c'est celle-là même qu'avait institué, construit et renforcé le régime de Ben Ali. C'est cette même méthode qui lui avait permis de causer des ennuis judiciaires à ses opposants et surtout de les épuiser tant moralement que physiquement. Dans une intervention télévisée datant du 13 septembre, Lazhar Akremi, fin connaisseur des arcanes de la justice tunisienne, a expliqué comment la chaîne pénale qui permettait au régime de Ben Ali de poursuivre ses opposants est aujourd'hui à la solde du parti Ennahdha. Le parti au pouvoir, loin de toute intention de réforme ou de changement, s'est contenté de recycler cette chaîne en y plaçant ses fidèles préservant ainsi une arme redoutable contre les opposants de tous bords. Lazhar Akremi explique que si l'on sait qui est le juge d'instruction en charge d'une affaire, on peut savoir quelle chambre de mise en accusation suivra la procédure. Partant de là, l'identité même du juge d'instruction de départ pouvait renseigner sur l'identité de tous ceux qui allaient officier au destin de cet accusé. Par conséquent, il devient facile de corrompre toute cette chaîne et de la mettre au service de l'exécutif en sélectionnant un juge avenant et pas trop à cheval sur l'indépendance de la justice. Mais comment mettre au pas un juge d'instruction ? Lazhar Akremi fournit quelques éléments de réponse. Il cite, en exemple, la menace persistante du limogeage. Une véritable épée de Damoclès sur la tête de tous les juges d'instruction. Il cite également le mécanisme de l'allongement de la durée de travail. Quand on garde un juge d'instruction après la date théorique de sa sortie à la retraite, celui-ci sera spontanément reconnaissant de cette faveur qui lui est faite et qui lui permet de garder son salaire et ses avantages. Par conséquent, ce juge sera plus enclin à obéir aux instances qui lui ont permis de garder des avantages qu'elles peuvent lui retirer à tout moment. Lazhar Akremi n'hésite pas à affirmer que le véritable ministre de la Justice est un juge appartenant au mouvement islamiste. Cette mainmise des juges et des procureurs sur l'appareil judiciaire est un des plus grands obstacles à toute velléité de réforme ou de changement. Le procureur impliqué dans l'affaire Zied El Héni, Tarek Chkioua, a commencé à exercer dans la justice tunisienne en 1987. D'après Lazhar Akremi, ce monsieur a été promu 15 fois et n'a jamais quitté Tunis et sa banlieue. Ceci ne peut pas ressembler à la carrière d'un défenseur des droits de l'Homme sous Ben Ali. Ironiquement, la situation aujourd'hui est plus grave que ce qu'on avait connu sous Ben Ali. Il suffit de rappeler que Zied El Héni n'a pas fait un jour de prison sous l'ancien régime. Aujourd'hui, plusieurs personnes ont fait les frais de manœuvres et de procédures illégales. Prenons pour exemple le fameux mandat de dépôt. En théorie, le mandat de dépôt émane d'une décision du juge d'instruction qui permet de mettre en prison une personne dans l'attente de son procès. Cette procédure n'est applicable que dans certains cas : le risque que l'accusé s'enfuit et quitte le pays est tel qu'il est nécessaire de le maintenir en prison, l'accusé représente un danger pour lui-même et pour la société s'il reste libre et enfin, l'accusé peut influencer le cours de l'enquête en restant en liberté. En dehors de ces trois conditions, l'émission d'un mandat de dépôt est tout bonnement illégale. Le système judiciaire tunisien confère aux juges d'instruction un pouvoir très étendu et qui n'est soumis à aucun contrôle ou presque. « Laissé à l'appréciation du juge » est une expression que l'on entend souvent dans les couloirs des palais de justice. Malheureusement, cette « appréciation » peut être intéressée ou dirigée ou simplement erronée en toute bonne foi du fait du nombre d'affaires à juger. D'ailleurs, il est connu dans les geôles qu'il vaut mieux passer devant le juge dans la matinée ou dans la journée plutôt que dans la nuit car la décision risque d'être bâclée et sévère, à ce moment là. Dans le dernier numéro du journal « L'audace », Slim Bagga fait une description poignante du calvaire des douches qu'il a connu en prison, en plus de la détention en elle-même. Le fait d'être emprisonné en étant tout à fait innocent est assez difficile pour ne pas se voir en plus infliger le supplice d'une promiscuité dévastatrice. Le journaliste propose qu'une semaine de prison soit incluse dans le cursus des aspirants juges d'instruction, qu'ils sachent où ils envoient les gens. Le cas le plus édifiant reste celui de Maher Mannaï qui croupit encore en prison pour un crime qu'il n'a jamais commis. Maher Mannaï avait été condamné par un juge d'instruction ivre pendant une séance à 2 heures du matin. Ce n'est là qu'une partie des dysfonctionnements qui entourent cette affaire. L'enquête effectuée par Samy Ghorbal et ses acolytes apporte des témoignages édifiants et dégage des problématiques essentielles qui doivent être résolues si l'on espère, un jour, avoir une justice digne de ce nom. Les juges d'instruction représentent le maillon central de toute procédure judiciaire. Ils peuvent être justes et impartiaux comme ils peuvent être manipulés et mis sous les ordres. Quoi qu'il en soit, les juges d'instruction disposent d'un pouvoir exagéré et trop de destins tiennent à leur seul bon vouloir. Une réforme sérieuse du système judiciaire commencerait par atténuer le pouvoir des juges d'instruction et les soumettre à un contrôle rigoureux. Une deuxième étape serait d'établir l'indépendance du ministère public par rapport à l'Etat. Et pourquoi pas un procureur général élu comme aux Etats-Unis ?