« Tabba », première représentation du cycle de la dernière création théâtrale de Raja Ben Ammar, d'après « Couteaux dans les poules » de l'auteur écossais David Harrower, a été présentée les 12, 13 et 14 novembre à Mad'Art Carthage. Toujours en quête de nouvelles expériences scéniques et dramatiques, Raja Ben Ammar, dans le cadre du «Théâtre Phou», a décidé de tenter une nouvelle aventure, s'attaquant à la chose avec la subtilité, l'intelligence et l'espièglerie qu'on lui connaît. Voilà qu'on découvre jeudi dernier sa dernière création «Tabba» (Terrain) dans le cadre d'un cycle de représentations qui s'est étalé sur trois soirées consécutives, les 12, 13 et 14 novembre. La pièce est mise en scène par Raja Ben Ammar qui s'est inspirée de « Couteaux dans les poules» de l'auteur écossais à succès David Harrower — œuvre écrite pour la Compagnie de danse de Birmingham — « librement » traduite par Ahmed Zelfani. La pièce a été portée par un trio complice, investi et convaincant, à savoir : Raja Ben Ammar, Chekib Romdhani et Moncef Sayem. Donnée à l'espace extérieur en pleine nature, spécialement conçu et arrangé pour le spectacle, à peine le spectateur a-t-il franchi l'entrée du lieu que le ton est donné.Les évènements de la pièce se déroulent à la campagne dans un «Douar» austère et archaïque, où les gens sont hantés par les superstitions, la peur du sacré et occupés par le travail de la terre. Cette terre que le spectateur, d'après Raja Ben Ammar, a besoin de sentir avec ses cinq sens, de «voir le vent faire bouger les feuilles de l'arbre, sentir l'odeur du feu de bois, entendre le crépitement des brindilles prises dans les flammes, entendre les oiseaux et percevoir la vie : la vie simple, sensuelle, basique, brutale et sans merci.» Une belle expérience pour le spectateur qui se sent tout de suite plongé dans l'histoire; mieux encore, il est en même temps spectateur et figurant. L'espace s'ouvre dans le même temps sur la maison d'un couple de paysans : le «Khammas» et son épouse qu'il surnomme «Tabba», une sorte d'insulte dont elle se sent offensée. Deux couches par terre, de la paille... Un peu plus loin, derrière les arbres et les buissons, une écurie à laquelle on fait référence mais qu' on ne voit pas; un peu plus à gauche, un moulin est situé sur une sorte de colline où réside le meunier, son bureau est visible depuis les gradins couverts. La jeune femme fait preuve d'une insatiable curiosité à l'égard du monde qui l'entoure, cherchant à comprendre et à nommer ses découvertes quotidiennes. Un besoin qui laisse froid son époux, possessif et indifférent, dont l'affection qu'il voue à ses chevaux suscite la moquerie des gens du village : pour lui, peu importe qu'elle soit claire ou noire, une flaque est une flaque, et il n'y a pas lieu de chercher plus loin. Autant dire que bien des interrogations de la jeune femme restent sans réponse jusqu'au jour où son mari l'oblige à aller au moulin pour moudre les grains. Le meunier est un jeune barbu mystérieux que tout le village déteste et qui vole toujours une part du grain qu'on lui confie. Et bien qu'il se fasse passer pour un bon religieux, prêchant le Bon Dieu, il ne s'empêche pas pour autant d'abuser des femmes du village. On découvre alors des personnages vrais dans leurs gestes quotidiens, leur manière de s'approprier les personnages et leurs diverses personnalités. Que ce soit rayonnante, amusante ou touchante, c'est le cas de « Tabba », cruel, possessif, traître et grossier, le cas du laboureur, ou obscur, impénétrable, manipulateur et possédé, le cas du meunier djihadiste. Au fil d'une succession de scènes adroitement dialoguées, concises, théâtralement efficaces, la jeune femme questionne et interpelle le spectateur sur quantité de thèmes, donne des clés, bouscule avec son esprit simple mais aiguisé. Elle met en évidence les contradictions, et livre au final une pièce à la fois pertinente, éclairante, propice à la réflexion aussi divertissante qu'intelligente. Au final, la comédie dramatique vire au tragique, la jeune femme, désespérée et affaiblie, se donne au meunier après beaucoup de résistance. Elle voit son vrai visage et découvre ses secrets obscurs et ses plans diaboliques. La jeune femme, s'éveillant progressivement au véritable sens de ce qui l'entoure, est finalement en mesure de prendre véritablement conscience d'elle-même, de voir ce qui lui était auparavant invisible, de s'affranchir de l'influence de son époux et mettre un terme à celle du meunier, qu'elle finit par abattre, après qu'il eut assassiné son mari. Un conte initiatique, chronique de notre vécu actuel empreint de références politiques et religieuses. Une œuvre pleine d'humanité, explorant et décortiquant notre actualité d'aujourd'hui. Sa mise en scène originale et subtile et une belle direction d'acteurs révèlent le sens des mots et des maux, éclairent drôlerie, noirceur et justesse du propos. Bref, du bon théâtre, comme nous avons l'habitude d'applaudir à Mad'Art Carthage.