L'interprétation et le texte ont la force de cette pièce qui, sous sa simplicité apparente, cache un riche corpus symbolique. Il a fallu beaucoup de courage au public des JTC pour aller jusqu'au bout de la représentation en plein air de la pièce Des couteaux dans les poules jeudi dernier au Mad'Art. Beaucoup de courage pour endurer le froid glacial de cette nuit-là et parvenir à suivre et à saisir la version tunisienne du texte éponyme de David Harrower qui a su conserver sa force poétique. La richesse de la pièce repose sans conteste sur les mots de l'auteur traduits, ici dans cette adaptation libre de Raja Ben Ammar et Moncef Sayem, par Ahmed Zelfani. Lequel a su avec brio, dans un dialecte rural tout droit sorti de la Tunisie profonde, perpétuer la poésie du texte d'origine avec une traduction très consistante. En guise de scène (ou de pas scène surtout), l'équipe du théâtre Phou a aménagé tout un espace en plein air avec un décor de campagne tunisienne et tout ce que cela implique comme ballot de paille, sac de farine, faux moulin, tabouna, etc. Car l'idée était surtout d'abolir cette frontière entre le public et les comédiens. Pas de distance, ni de recul, bien au contraire, les spectateurs étaient, ainsi, placés tout près. On reproche néanmoins au choix esthétique du décor de faire un peu dans la simple illustration. Les faits se déroulent dans la campagne profonde, trois personnages incrustés dans leur terroir : un laboureur, la femme du laboureur, un meunier qui vit et travaille en face d'eux et qui sont calomniés par tout le village. Ce triangle va se détacher entre adultère et crime. Ne sachant ni lire, ni écrire, la jeune femme, interprétée par la brillante jeune comédienne, Sihem Akil, enracinée dans sa terre, prend les choses au premier degré, ne comprend pas les métaphores et vit dans une routine faite de labeur, de désir, de chair et de jacasserie. Son univers, c'est son mari qui en trace les grandes lignes, se moquant de sa curiosité grandissante, de sa soif de connaissance. Admirablement campé par Ayoub Jaouadi, il est à la fois proche et distant de sa femme, la voulant faite à l'image de cet univers archaïque dans lequel ils vivent sans poser trop de questions. C'est là qu'intervient le meunier, interprété par Wajdi Kaddoussi qui est le seul à savoir lire et écrire et qui va susciter petit à petit chez la femme, trahie par son mari, à la fois crainte, désir et passion. Le désir d'apprendre, de tenir une plume et de pouvoir nommer le monde. Cette dernière, tout en continuant à se poser des questions sur les mots et les choses, sur Dieu, sur le libre arbitre, circule, tel un esprit en mouvement, entre les deux hommes: l'un qui sème et récolte, l'autre qui transforme. La quête du savoir et du langage sera vite mêlée à une histoire d'adultère et de crime. La jeune femme est malmenée entre les deux hommes, deux pôles opposés mais bourrés de contradictions à l'image de notre société: l'un représentant le corps religieux, l'autre le corps traditionnel. L'un un moujehed qui convoite la femme d'autrui et l'autre un soûlard mais non moins conservateur. La culture et la connaissance interviennent ici comme une tentative de liberté, une manière de pouvoir vivre en société, par rapport à un corps social. Une notion fondamentale est impliquée dans cette interrogation par rapport à la condition humaine, celle du savoir, une quête vieille comme le monde à l'origine de tout et synonyme de liberté. A la fin, la femme, libérée de ses deux hommes, va vers son émancipation... Les jeunes comédiens étaient excellents à la hauteur du texte mais l'on reproche à la mise en scène d'avoir fait dans la simple illustration à travers le choix de la scénographie. D'avoir débordé un peu avec des déplacements sur scène, des fois vains au risque de distraire un public, déjà excité par le froid glacial de cette nuit, par cette proximité (très bon choix) avec les comédiens et cherchant une certaine distraction dans cela, au risque de passer peut-être à côté du texte. Car les mots sont la force de cette pièce qui, sous sa simplicité apparente, cache un riche corpus symbolique.