Par Aymen Boughanmi* Le think tank Transition Integrity Project a récemment publié une étude qui évoque les quatre scénarii les plus plausibles pour les élections américaines : soit une victoire claire et nette de Donald Trump ou de Joe Biden; soit un résultat serré pour l'un ou pour l'autre des deux candidats à la Maison-Blanche. L'étude analyse plusieurs possibilités et conclut qu'il n'est pas exclu que les prochaines élections américaines ouvrent la voie à la violence, voire à la guerre civile. Un tel scénario peut choquer les non-spécialistes de la vie politique américaine. Et il est vrai que cette étude pousse à l'extrême le pessimisme qui caractérise la campagne électorale en cours. Mais il est vrai aussi que les élections sont plus que jamais infestées par des divisions profondes et quasi insurmontables et gangrénées par une vulgarité contagieuse qui semble se propager aussi rapidement que la Covid-19. Le fait même de proposer la possibilité, aussi éloignée soit-elle, que les élections américaines puissent dégénérer en guerre civile souligne la crise profonde dans laquelle la démocratie américaine a sombré. En effet, quatre années ont suffi à Donald Trump pour remettre en question des traditions démocratiques profondément enracinées dans la culture politique américaine. Il suffit de mentionner que le Président sortant refuse aujourd'hui de s'engager à reconnaître les résultats des élections et à assurer la transition pacifique du pouvoir. C'est une première qui n'est pas sans rappeler les pays du tiers monde. Le pire dans l'histoire, c'est probablement la réaction des ténors du Parti républicain qui ne se sont pas désolidarisés d'un Président qui ose ainsi remettre en cause les principes démocratiques du pays. D'aucuns ont certes exprimé leur étonnement. Mais la plupart des élus républicains considèrent que leur avenir politique dépend aujourd'hui du bien vouloir de Trump et de son public fanatisé. Mais pourquoi les Etats-Unis en sont arrivés là? On a ici une illustration parfaite de la faiblesse des régimes politiques de type présidentialiste dans un monde d'image, de circulation immédiate de l'information et d'une tendance quasi irrésistible à la personnalisation du pouvoir. Dans ces conditions, un mauvais choix électoral devient presque fatal. Combinées à la légitimité des urnes, les prérogatives présidentielles donnent aux présidents élus une force outrageante qui peut difficilement être modérée par l'équilibre traditionnel des institutions démocratiques. A titre d'exemple, Donald Trump a clairement bénéficié de son mandat présidentiel pour occuper la sphère publique, imposant progressivement son style qui semble être aujourd'hui adopté même par ses adversaires et critiques. On se souvient, par exemple, du comportement vulgaire de Nancy Pelosie lorsqu'elle n'a pas hésité à déchirer devant les caméras le discours du Président. Cette contamination trumpiste représente une victoire qui ne se limite pas à la seule dimension symbolique. En effet, la diffusion de la vulgarité dans la vie politique américaine risque fort de contribuer à faciliter la victoire finale pour Trump. Grâce à la dégénérescence du discours politique, le Président ne choque personne et semble même un politicien comme les autres. Il pourrait ainsi se redonner une légitimité en vue de rattraper son retard et de recréer une surprise similaire à celle de 2016 lorsque le monde a assisté abasourdi à son ascension fulgurante à la magistrature suprême, lui le novice qui n'a jamais occupé un rôle de responsabilité en dehors de ses propres entreprises. Une illustration de cette dégénérescence nous a été offerte à l'occasion du premier débat de la campagne présidentielle entre Donald Trump et Joe Biden. Un débat ? C'est juste une façon de parler. Il s'agit en réalité d'une confrontation qui s'est littéralement transformée en joute d'insultes dans laquelle Trump s'est naturellement trouvé comme un poisson dans l'eau. La plupart des observateurs s'accordent aujourd'hui sur le fait que, de toute la longue histoire démocratique des Etats-Unis, la première confrontation Trump-Biden a été, et de loin, le pire débat entre deux candidats à la Maison-Blanche. D'aucuns ont même réclamé l'annulation des deux autres débats que le monde devra probablement subir avant la fin d'une course électorale qui ne pourrait être qu'à l'image de la présidence erratique de Donald Trump. Cette diffusion fulgurante de la vulgarité s'explique par la dynamique destructrice du sensationnel comme moyen facile d'attirer les électeurs. Dans un monde de spectacle, la hauteur et la magnanimité, lorsqu'elles ne sont pas partagées par tous les adversaires, peuvent facilement être le chemin le plus assuré de la défaite. Par exemple, dans un débat télévisé, un candidat risque de paraître comme faible s'il évite ne serait-ce que de répondre à une insulte. Aussi, la vulgarité nourrit-elle la vulgarité. In fine, tout le monde se trouve fatalement égal dans l'abîme instauré par Trump depuis 2016. Pire encore! Ne survit dans cette logique que celui qui accepte de jouer le jeu de la vulgarité. C'est pour cette raison sans doute que le candidat démocrate a préféré accepter tout de suite cette réalité. De crainte de paraître comme entraîné malgré lui dans la boue de la vulgarité, il a préféré donner lui-même le la, et dès le début du soi-disant débat, il s'est jeté dans l'eau. En d'autres termes, Biden a compris que la vulgarité finira par l'emporter, et il l'a donc immédiatement concédé. Sa campagne savait sans doute que c'était une victoire pour Trump. Mais ses stratèges ont considéré qu'elle était désormais inévitable, et que la tentative de la retarder ne ferait qu'accroître son impact sur le résultat final. En brisant depuis 2016 tous les consensus de la concurrence politique loyale, Trump a ouvert la boîte de Pandore, laissant ainsi échapper le vampire de la vulgarité qui vit désormais au détriment de la vitalité du débat démocratique. Il n'est certes pas le seul responsable. Mais en donnant le mauvais exemple et en bénéficiant de la prééminence de son rang présidentiel à la Maison-Blanche, il a clairement précipité son pays et les démocraties en général dans une spirale qui est en train de vider de toute substance la parole publique. Par conséquent, quelle que soit l'issue de la campagne américaine actuelle, une chose est sûre : l'héritage de Trump est là pour rester. Contrairement à la Covid-19, aucun vaccin ne pourra prochainement sauver la démocratie de l'épidémie Trump-16. * Spécialiste du Monde anglophone, chercheur en questions politiques et économiques.