Hmida Ben Romdhane Maintenant on sait la teneur de la conversation téléphonique qu'avaient eue le colonel Mouammar Kadhafi et l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair le 25 février 2011, alors que les troubles commençaient à secouer sérieusement la Libye. La transcription de la conversation que Blair était obligé de donner à la Commission des affaires étrangères du parlement britannique a été rendue publique jeudi 7 janvier. Tous les politiciens occidentaux qui ont pris connaissance du message que Kadhafi avait tenté désespérément de faire passer au monde à travers Tony Blair sont certainement, dans leur for intérieur, en train de se mordre les doigts. Bien évidemment, ils n'ont pas le courage de le reconnaître, mais secrètement ils doivent s'en vouloir énormément de n'avoir pas pris au sérieux les mises en garde du dirigeant libyen. Y compris et surtout Nicolas Sarkozy qui n'est pas très innocent du désastre parisien du 13 novembre. Y compris Hillary Clinton qui, en apprenant les circonstances horribles de la mort de Kadhafi, avait éclaté d'un rire cynique et exprimé une joie malsaine. Y compris Barack Obama qui avait été cherché Dieu sait où la menace de génocide que préparerait Kadhafi contre son peuple pour justifier sa décision d'envoyer ses bombardiers en Libye, pour ne citer que les principaux responsables des torrents de sang et de larmes versés en Libye. La conversation entre Kadhafi et Blair a eu lieu le 25 février 2011 à 11h15. Le premier s'est adressé au second en ces termes : «Ce sont des jihadistes. Ils ont des armes et sont en train de terroriser les gens dans les rues. (...) Il n'y a pas de correspondants étrangers ici. Nous avons demandé aux journalistes du monde entier de venir voir ce qui se passe réellement. Ce sont des gangs qui disposent d'armes et avec lesquels vous ne pouvez pas discuter. (...) Ils sont en train de préparer le terrain à Ben Laden en Afrique du nord. Ils veulent contrôler la Méditerranée pour ensuite attaquer l'Europe. Nous devons expliquer cela à la Communauté internationale. Les journalistes peuvent venir pour s'assurer de cette vérité. Ils sont les bienvenus». La «Communauté internationale» n'a pas envoyé les journalistes en Libye pour s'informer de la situation qui prévalait alors, mais des bombardiers qui ont ouvert la voie aux milliers d'enfants de Ben Laden, ces mêmes terroristes contre lesquels Kadhafi mettait en garde les Occidentaux. Américains, Français et Britanniques ont détruit le régime libyen et livré indirectement son chef au lynchage odieux et obscène de la foule. Maintenant, près de cinq ans après, ceux qui ont fait la sourde oreille aux avertissements de Kadhafi ne savent ni comment sécuriser les rives méditerranéennes ni comment protéger leurs citoyens des attaques terroristes perpétrées en Europe et que Kadhafi, dans un extraordinaire accès de lucidité, avait clairement prévues. Kadhafi était sans doute un dictateur. Des milliers de citoyens libyens étaient sans doute victimes de ses exactions et de ses abus. Il n'était pas un grand homme d'Etat et on ne peut pas dire qu'il était un stratège exceptionnel, même s'il avait pu régner sur la Libye pendant 42 ans. Mais avec du recul, on ne peut pas ne pas reconnaître qu'il était un visionnaire et que, concernant le cas précis de la Libye, les décideurs américains, français, britanniques et ceux de l'Otan sont de piètres stratèges. La joie malsaine d'Hillary Clinton face à la mort terrifiante de Kadhafi n'a pas duré longtemps. Onze mois après le lynchage du dirigeant libyen par la foule, l'ambassadeur américain Christopher Stevens était lynché à son tour le 11 septembre 2012 par une foule de terroristes dans des conditions aussi atroces. Si elle se soucie comme d'une guigne des malheurs du peuple libyen dont elle porte une large responsabilité, peut-être aura-t-elle sur la conscience l'assassinat de l'ambassadeur Stevens, même si devant le Congrès elle a nié toute responsabilité en soutenant que la sécurité des ambassades relève d'un service « inférieur » dans la hiérarchie du département d'Etat. Un autre responsable des malheurs de la Libye, Nicolas Sarkozy, a dû vivre la journée noire du 13 novembre à Paris, plus que tout autre, avec un déchirement et un repentir intenses. Il devait se dire que s'il avait pris l'avertissement de Kadhafi au sérieux et n'avait pas envoyé l'aviation française détruire le régime libyen, peut-être Paris et les Parisiens auraient été épargnés. Car, que Sarkozy le reconnaisse ou pas, Kadhafi était pendant des décennies un pilier de la sécurité de la région et un barrage contre le terrorisme. Mais ce jour-là, Sarkozy avait un autre motif de déchirement intérieur : il avait été d'une abjection effarante avec Kadhafi qui, en 2006, lui avait financé sa campagne électorale présidentielle à hauteur de 50 millions d'euros, une véritable fortune. Et ici on ne peut pas ne pas poser la question de savoir si le dirigeant libyen n'avait pas été aussi généreux avec Sarkozy, celui-ci aurait-il été aussi impatient de le voir disparaître de la surface de la terre et avec lui toute trace du don de 50 millions d'euros ? Sarkozy a réussi, avec l'aide américano-britannique, à enterrer le régime de son bienfaiteur sous les bombes. Mais il a échoué à effacer les traces du don de Kadhafi qui l'a sans doute aidé peu ou prou à réaliser son rêve élyséen. Il semble en effet que l'information judiciaire décidée à ce sujet par les juges d'instruction Emmanuelle Legrand et René Cros avance à grands pas. Selon le journal en ligne Médiapart, un expert a conclu à l'authenticité du document qui évoque le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 par Kadhafi. Une bien mince revanche posthume du généreux Kadhafi contre l'immoral Sarkozy.