Depuis l'année 2011, les instances et les acteurs censés lutter contre la corruption se sont multipliés. Mais sans résultats, ni coordination. Parfois également sans moyens, ni volonté politique pour déraciner ce fléau Après avoir été mise en veilleuse tout au long de ces cinq dernières années par les différents gouvernements post-14 janvier, la lutte contre la corruption semble revenir sur les devants de la scène. Entre temps, le phénomène se propage, le problème devient structurel de l'économie tunisienne et la note de la Tunisie régresse auprès de l'indice de corruption de Transparency International (elle y figure en 2015 à la 76e place avec une note de 38 sur 100). Les mobilisations sociales de Kasserine déclenchées le 17 janvier dernier à la suite du décès par auto-électrocution d'un chômeur de 28 ans, Ridha Yahyaoui, qui protestait contre son retrait d'une liste d'embauches dans un mécanisme d'emploi précaire, réactivent auprès de la société civile et politique l'importance de cet enjeu. D'autant plus que le désespoir et la rage de Ridha Yahyaoui sont dus au remplacement de son nom par celui d'un candidat proche du délégué. Des soupçons de népotisme, de favoritisme et de copinage pèsent sur l'origine des évènements qui ont entraîné une vague de violence et de colère dans tout le pays aboutissant à l'instauration d'un couvre-feu pendant une dizaine de jours. Un projet de loi soupçonné de vouloir amnistier les corrompus Trois décisions officielles ont été prises à la suite des protestations du mois de janvier. Tout d'abord, le lancement d'un site hébergé dans le portail de la présidence du gouvernorat pour dénoncer, à travers un formulaire à remplir, les cas de corruption, de falsification, de favoritisme, de détournement de fonds ou encore de violations d'obligations professionnelles de fonctionnaires publics. Ensuite, la nomination de l'avocat Chawki Tebib à la présidence de l'Instance nationale de lutte contre la corruption (Inluc) en remplacement du juriste Samir Annabi, en promettant de lui octroyer les moyens financiers et logistiques nécessaires à l'accomplissement de sa mission, ce que son prédécesseur n'avait pas pu obtenir du gouvernement. Troisième décision, cette fois-ci provenant de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), et plus confidentielle. Selon nos sources, l'examen du projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière, qui devait être discuté à la fin du mois de janvier dernier, a été reporté à l'année...2017 ! Ce projet de loi proposé par le président Béji Caïd Essebsi, le 14 juillet 2015, a provoqué une grande polémique dans les médias, les réseaux sociaux, les partis politiques de gauche et une partie de l'opinion publique. Si les experts de la justice transitionnelle l'accusent de vouloir amnistier les fonctionnaires soupçonnés de détournement de deniers publics sans aucun dévoilement de la vérité, ni jugement, la Commission de Venise a estimé en novembre dernier que cette initiative législative s'inscrivait hors du cadre de la justice transitionnelle et sa volonté d'assainir l'administration et les institutions publiques. En fait, le projet présidentiel s'est engouffré dans une brèche : depuis la révolution de janvier 2011, les crimes de corruption commis du temps de l'ex-président Ben Ali, par ses proches et ses nombreux cercles d'influence dans le milieu de l'administration et des affaires, n'ont pas été traités à la mesure de leur gravité. L'une des raisons de cette défaillance réside dans la multiplicité des acteurs censés trancher dans ces affaires. Multiplicité des acteurs, lenteurs et opacité des résultats Il y eut au départ la « Commission d'enquête sur les affaires de malversations et de corruption ». Dirigée par le doyen feu Abdelfettah Amor, cette instance, installée juste après le 14 janvier, a clôt ses travaux en novembre 2011 en présentant un dossier fouillé, en traitant 5.000 dossiers et en transmettant au pôle judiciaire et financier 320 autres. Pour beaucoup d'observateurs du processus de traitement de la corruption, le travail de cette commission est le plus sérieux et le plus abouti. Parallèlement, on a assisté à la création, en fonction d'un décret-loi du mois de mars 2011, de la Commission de confiscation des biens mal acquis de l'ex-président de la République, de 110 membres de sa famille et de « toute autre personne dont il est prouvé l'obtention de biens meubles ou immeubles ou droits par l'effet de ses relations avec les-dites personnes ». Le 8 juin 2015, le Tribunal administratif émettait une décision surprenante : annulation du décret-loi et des poursuites contre Ben Ali et ses proches ! A la Banque centrale de Tunisie, fut mis en place au printemps 2011, d'une manière quasi informelle, le « Comité national de recouvrement des biens mal acquis existant à l'étranger ». Puis fut créée en novembre 2011 « l'Instance nationale de lutte contre la corruption », puis le « Pôle judiciaire et financier » (août 2011), puis le « Conseil supérieur de lutte contre la corruption et le recouvrement des avoirs et des biens de l'Etat » (août 2012), puis l'Instance vérité et dignité (juin 2014). Le projet de BCE propose, lui, la mise en place d'une commission de réconciliation placée sous l'égide de la présidence du gouvernement. Il abroge toutes les dispositions sur la corruption et le détournement de deniers publics de la loi sur la justice transitionnelle et habille de confidentialité les informations obtenues par la commission de réconciliation. Pour des experts du Pnud, les acteurs chargés des dossiers de la corruption n'ont pas su coordonner entre eux, ni atteindre des résultats concrets, ni satisfaisants. « Nous n'avons aucune donnée aujourd'hui sur le processus de récupération des biens de Ben Ali, ni sur l'argent de la famille présidentielle placé dans les banques étrangères, ni sur l'état d'avancement des dossiers de la commission Amor », se plaint Kamel Gharbi, président du Réseau tunisien pour la justice transitionnelle. Un combat qui demande du temps et du souffle « Au lieu de démultiplier les mécanismes et les acteurs, il aurait fallu renforcer l'IVD. Son rôle consistant également, à côté de l'arbitrage, à démanteler la machine de la corruption au temps de l'ancien régime et à proposer des mesures de filtrage. Afin de garantir la non-répétition », a affirmé une avocate spécialisée dans la justice transitionnelle. « Comment traiter ces dossiers d'une manière transparente alors que la justice n'a pas été réformée et que des lobbys proches de l'ancien président continuent à intervenir pour bloquer l'avancement des dossiers de la corruption ? Y a-t-il une volonté politique pour finir avec ce fléau ? », s'interroge Ahmed Alaoui, chercheur qui travaille sur la justice transitionnelle. Les associations de la société civile tunisienne semblent conscientes du rôle qu'elles sont appelées à jouer après la fin des travaux de l'Instance vérité et dignité. De leur vigilance, dépendra quelque part l'opérationnalisation des recommandations de la commission vérité. Ruben Carranza, expert du Centre international de justice transitionnelle (l'Ictj) dans la lutte contre la corruption, de passage en Tunisie au mois de novembre dernier, affirme : « Le combat contre les mécanismes de la corruption installés dans un régime autoritaire est très long. Il se poursuit en Argentine depuis quarante ans et aux Philippines depuis plus de vingt ans. Sa réussite dépend des rapports de force politiques du moment, mais aussi de l'expertise des défenseurs de ces dossiers et de la coopération entre les sociétés civiles ici et ailleurs, en Suisse en particulier, où beaucoup d'avoirs mal acquis gisent dans les banques. Dans plusieurs pays, qui ont connu des transitions, il a fallu, après la clôture des travaux des commissions vérité, créer des agences gouvernementales pour travailler sur la reconquête des biens des dictateurs ».