Depuis que le Président de la République a annoncé son intention de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature, les hommes de loi ne cessent de se tirer dans les pattes. Encouragés par la décision présidentielle, les membres du Comité de défense des deux martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ont fait des révélations fracassantes qui ont atteint au premier chef le corps judiciaire. Mais loin de se murer dans un silence sans fin, les magistrats ont fait une contre-charge. Pourtant, pour le citoyen lambda, à force de révélations et de contre-charges, c'est le clair-obscur qui règne. Le comité de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, assassinés en février et juillet 2013, a révélé au cours d'une conférence de presse, mercredi dernier, «l'existence de données prouvant l'implication du président d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, dans des affaires de blanchiment d'argent, d'intelligence avec des parties étrangères et d'espionnage sur des personnalités politiques et des responsables de l'Etat». Le procureur général épinglé Sur la même lancée, Me Koutheir Bouallègue, membre du collectif de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, a accusé, vendredi, le procureur général près la Cour d'appel de Tunis d'être «à la tête de l'appareil secret du mouvement Ennahdha». «La justice continue de protéger Rached Ghannouchi et refuse de le poursuivre en justice», a-t-il clamé lors du sit-in de protestation organisé devant la Cour d'appel de Tunis. Les criminels, les commanditaires et les personnes impliquées dans les assassinats politiques seront démasqués quels que soient les obstacles à franchir, a-t-il dit. Pour sa part, Me Ridha Raddaoui, membre du collectif de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, a indiqué que les procédures judiciaires sont engagées, et ce, à la suite de la décision de la ministre de la Justice d'ouvrir une enquête administrative contre le procureur général près la Cour d'appel de Tunis, Boubaker Jeridi. Ce dernier, a-t-il ajouté, sera auditionné pour avoir refusé de diligenter une information judiciaire sur «l'appareil secret» du mouvement Ennahdha et «la chambre noire» du ministère de l'Intérieur. Il faut dissoudre le CSM Dans le même sillage, le secrétaire général du Courant populaire, Zouhair Maghzaoui, a tenu à rappeler que «la justice est encore sous la domination du mouvement Ennahdha et des lobbies de la corruption qui gangrènent la Tunisie depuis dix ans», et a accusé le Conseil supérieur de la magistrature «de défendre la corruption et le terrorisme». Sa dissolution est une «décision nécessaire», a-t-il estimé. Quant au Parti destourien libre (PDL), il a appelé l'exécutif à l'urgence de prendre des mesures contre Rached Ghannouchi, président du mouvement Ennahdha, parallèlement aux poursuites judiciaires engagées. Il a aussi souligné la nécessité de dissoudre le Parlement et de démettre Rached Ghannouchi de ses fonctions à la tête de l'Assemblée. Dans une déclaration, le parti a tenu à ce que Rached Ghannouchi et ses organisations politiques et associatives formées depuis 2011 soient inscrits dans la liste des personnes et organisations liées aux crimes terroristes. «Il faut geler les fonds en leur possession et empêcher les financements provenant de l'étranger sous le couvert d'œuvres caritatives et sociales», lit-on de même source. Le parti a aussi réclamé la fermeture immédiate des sièges des associations suspectes des «Frères musulmans» en lien avec le président d'Ennahdha. Les universitaires s'immiscent En contrepartie, des universitaires de droit ont appelé le Président de la République à revenir sur la décision de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), exprimant leur refus de toute réforme judiciaire effectuée par le Chef de l'Etat de manière individuelle, à travers des décrets-lois ou des mesures exceptionnelles. Il n'empêche, la garde nationale d'Al-Aouina aurait entamé l'ouverture d'une enquête contre Rached Ghannouchi sur fond d'une plainte portée par le comité de défense des deux martyrs auprès du tribunal militaire portant sur des suspicions «de trahison et d'espionnage». Ennahdha contre-attaque Mais le mouvement Ennahdha a affirmé, pour sa part, avoir adressé une correspondance officielle à la présidence de la République, au ministère de l'Intérieur et au ministère de la Défense «pour leur faire porter l'entière responsabilité légale» de protéger son président et sa famille, ses partisans et ses locaux. Il accuse le comité de défense des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi d'incitation contre le président du parti, Rached Ghannouchi, à travers les appels à manifester devant son domicile et le siège central du parti. «Le discours du comité de défense menace la sécurité du président du parti, de sa famille et de tous ceux qui se trouvent à son domicile et aux locaux d'Ennahdha», prévient-il, ajoutant qu'il «prend très au sérieux ces menaces et ces incitations à la violence». Face à face C'est la première fois que le palais de justice, ce cadre prestigieux et symbole de la solennité, se trouve englué dans des querelles qui mettent face à face avocats et magistrats. En effet, le pouvoir judiciaire, combien nécessaire à la respiration de notre démocratie, est directement et ouvertement pointé du doigt. Car, qui pourrait affirmer que notre pays est un Etat de droit alors qu'il n'existe pas de pouvoir judiciaire réel ? Cependant, le problème soulevé par les robes noires déborde du simple cadre d'une procédure lente à celui de l'indépendance de la justice. Car, sans justice indépendante et forte, pas d'Etat de droit. C'est que sans s'écarter des querelles de ces corps de loi, il ne faut pas fuir les réalités. Et pour que le corps judiciaire continue à dessiner l'architecture de l'Etat dont il est l'un des mûrs porteurs sans ruiner l'édifice tout entier, la justice ne doit pas rester une planète en orbite indéfinie autour d'un monde qui lui serait étranger. Son rôle est éminent et il est indispensable de tracer, à travers ce genre d'affaires sensibles, le chemin d'une justice rénovée digne de notre pays. Il n'y a pas de mal qu'à chaque fois où on a à constater un dysfonctionnement de le dénoncer non pas pour stigmatiser l'institution judiciaire mais pour qu'elle trouve en elle-même les moyens de le résoudre. Nul besoin de mise en cause individuelle ou collective, mais il est urgent de mesurer la crise morale qui traverse l'institution. Et pour que la justice soit rendue dans des conditions de délai et de sécurité juridique les meilleures, il faut que la magistrature s'interroge sur ses pratiques, son éthique. Il ne faut pas oublier que la justice, et c'est là toute sa légitimité, est rendue au nom du peuple tunisien. Le peuple est donc en droit d'exiger le sens et le respect des responsabilités de ceux qui exercent ces pouvoirs en son nom. C'est ainsi que le citoyen continuera à fréquenter la salle des pas-perdus avec force conviction que justice lui sera rendue. Mais pour ainsi dire, en Tunisie, l'actualité ne tourne pas au ralenti. On y carbure à plein gaz au rythme des événements et des incidents, l'un plus déprimant que l'autre. On broie du noir dès la levée du soleil et quand les frontières de la nuit tombent, on dort inquiets. On a peur de se réveiller le matin et découvrir un nouveau lot de mauvaises surprises qui nous attendent.