Par Aymen Hacen J'en connais un qui doit jubiler, lui qui était comme toi grand poète et amoureux de la vie. Il doit jubiler parce que, comme Virgile avec Dante, il te recevra dans l'autre monde pour te servir de guide. Ton ami Mahmoud Darwich, très cher Ouled Ahmed, j'en suis certain, te servira de guide et de compagnon pour ton ultime voyage. Te voilà parti au lendemain de ton anniversaire. Tu nous as écrit hier depuis l'Hôpital militaire pour nous dire que c'était une nouvelle expérience pour toi de célébrer de cette façon ton 61e anniversaire. Expérience d'écriture, cela va de soi, car pour toi, tout est affaire de poésie. À ce titre, tu as été l'un des plus grands poètes tunisiens et arabes, puisque tu as réussi à sucer la vie à la moelle et à tirer la poésie de tous les détails de la vie. Tout était sujet de poésie dans ta vie, à commencer par tes enfants, les chers Nazem et Kalimat, ainsi baptisés pour rendre hommage au grand poète turc Nazim Hikmet et à l'immense aède tunisien Mnaouar Smadeh qui, en aîné, ainsi célèbre « les paroles » : « Alors parle et souffre et meurs dans les paroles Et si tu vis parmi eux, sois les paroles Tu es témoin et les paroles sont tes témoins Les poètes parmi les gens sont sacrifiés Ils meurent sans mémoire et demeurent les paroles » Il m'est certes très difficile de parler de toi quelques heures après ta mort, mais il me faut à mon tour écrire pour mieux pleurer. Tu m'as appris en poète, frère, camarade et aîné , que les larmes ne suffisent pas et que la parole doit les appuyer afin qu'ils soient distillés comme une eau de vie cristalline. Ne m'as-tu pas élu, mon cher Ouled Ahmed, pour te traduire dans la langue de Rimbaud, cette langue si chère à ton cœur ? Et c'est avec tout l'amour du monde que j'ai accepté de m'engager dans cette nouvelle aventure, peut-être les poèmes qui constituent « moswadat alwatan », volume paru fin 2015, donneront-ils à la Tunisie, non pas les « brouillons d'une patrie », mais une patrie à part entière. C'est que nous y croyons. Oui, comme y croyaient nos aînés, d'Abdelaziz Thaalbi à Mohamed Brahmi en passant par Abou El Kacem Chebbi, Tahar Haddad, Habib Bourguiba et Chokri Belaïd. Tout était également politique chez toi. Pour toi, le poète est un homme engagé ou rien, un homme attaché aux affaires de la Cité et de la chose publique ou rien, un guide ou rien. C'est à ce titre que tu as accompagné la Révolution tunisienne dont tu as été le poète incontestable. C'est aussi à ce titre que tu as siégé à la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. C'est en tant que poète que tu t'es exprimé sur les plateaux de télévision et à la radio pour dire haut et fort que la Tunisie n'est pas et ne pourra jamais être un pays finissant par le suffixe « an » comme le souhaitent certains esprits fanatiques et rétrogrades. Ce sont d'ailleurs ces mêmes esprits qui te menaçaient de mort et imploraient le Ciel pour que tu ne guérisses pas de ta maladie. Mais tu n'as pas désemparé, tu as tenu bon, tu as tenu le cap, faisant de la poésie le remède miracle capable de guérir les maux de la Tunisie et du monde. Ce sont, me faut-il dire, les mots contre les maux ! Tu y as cru jusqu'à ton dernier souffle et nous devons t'emboîter le pas sur le chemin de la poésie qui est « la vraie vie ». Adieu Ouled Ahmed, mais tu es, comme tout poète digne de ce nom, immortel, toi qui nous as appris à aimer aussi bien le pays que la vie.