Un Ulysse dont la seule gloire est de survivre Nadene Ghouri accompagne le périple sans gloire, exempté le privilège de survivre, d'un jeune Afghan fuyant les extrémismes, la folie meurtrière et la guerre. Cet Ulysse des temps modernes prend, lui aussi, la mer mais pas pour se battre car il n'est encore qu'un enfant. Pourtant, il y a quelque chose d'héroïque dans son obstination à ne pas disparaître et à s'accrocher à la vie jusqu'au dernier souffle. Une histoire de notre temps, une histoire de la dernière actualité où tout y est : la fracture Orient/Occident, la fuite en avant, le désespoir des causes perdues... C'est sur une embarcation de réfugiés, pleine à craquer et sur le point de couler entre la Grèce et la Turquie, que Gulwali se rappelle les moments heureux de sa première enfance. Alors que le bateau prend l'eau de partout, ses dernières pensées vont à sa famille, ses grands parents qui l'emmènent avec eux dans leurs tournées des pâturages, son père devenu médecin grâce à leur sacrifice, ses oncles respectés dans la communauté, leurs terres, leurs commences... Une famille de Talibans ? Les derniers moments dramatiques de ce jeune garçon, voyageur malgré lui, nous rappellent tout de suite la fin tragique d'un autre voyageur : Ulysse, le héros grec qui erre sur la mer alors que la guerre de Troie a pris fin. Une errance comprenant notamment l'épisode des sirènes poussant, grâce à leurs chants enchanteurs, les navires vers les récifs ; là où la mort d'Ulysse marque la fin de l'âge des héros. Malheureusement, pour Gulwali, il n'y a pas de héros qui tienne, il n'y a même pas de sirènes, surtout pas celles des bateaux de sauvetage qui mettent une éternité à rejoindre les lieux du drame. Entre-temps, son esprit s'embrume dans le souvenir des siens. Afghans pachtounes, ses grands-parents sont de culture très traditionaliste où les femmes sont recluses dans l'ombre. Mais, pour avoir fui le pays après l'invasion russe et pour avoir longtemps vécu ensemble dans un camp de réfugiés au Pakistan, les frontières ‘'de genre'' s'étaient estompées entre ses grands-parents. Son père et sa mère, qui se sont également rencontrés et mariés dans le camp, ont entre eux ce lien singulier que Gulwali hésite à considérer comme de l'amour, encore sous l'emprise de cette culture rigide héritée depuis des centaines d'années. Pourtant, le monde de Gulwali est plein d'innombrables petites joies qui, mises bout à bout, signifient pour lui un incontestable bonheur. Même la venue des Talibans au pouvoir ne semble pas changer sa vie et celle de sa famille, peut-être parce que son oncle est l'un des Talibans ! Mais pouvait-on vraiment mettre toute la famille dans ce panier ? Une ‘'intelligence rusée'' comme Ulysse En vérité, les Talibans avaient été acceptés par les familles pachtounes comme celle de Gulwali parce que leur position n'était pas tellement différente du Pachtounwali ; le code conservateur de l'ethnie. Un point commun remarquable : ni les Talibans, ni les Pachtounes ne demandaient jamais leur avis aux femmes ! Pourtant, quelques-uns commençaient à faire planer le doute sur le bien-fondé du comportement de plus en plus débridé des Talibans. Ce que voit le jeune Gulwali commence par la flagellation d'un homme qui reste quand même en vie mais lui et les autres semblent ne pas avoir vraiment vu. Seulement, il ne peut plus prétendre détourner tout simplement la tête quand les Talibans organisent la lapidation d'une femme en public, lui laissant un goût très difficile à avaler. Et puis, les choses se compliquent encore plus quand Ben Laden attaque les USA. Les Afghans voient alors débarquer les troupes US avec armes et bagages qui viennent le chercher d'abord dans les montagnes de Tora Bora, juste à 2h de l'endroit où vivait la famille de Gulwali. Les voilà en pleine guerre... Sa mère décide de le sauver en misant tout ce qu'elle possède sur lui. Dans l'Iliade, au moment du déclenchement de la guerre de Troie, Ulysse quitte Ithaque pour prendre part à la guerre dans le camp achéen. Dans l'ouvrage, Gulwali fuit la guerre dans un long périple où ce qui le sauve est encore un attribut d'Ulysse qui est renommé pour sa mètis, cette ‘'intelligence rusée'' qui fait garder la tête froide même dans les pires moments. L'ouvrage ‘'Moi, Gulwali'', 446p., mouture française Par Nadene Ghouri Editions Hachette, 2016 Disponible à la Librairie al Kitab, Tunis.