Par Abdelhamid Gmati Alors que le feuilleton de la constitution d'un gouvernement d'union nationale retient l'attention, depuis des semaines, de la classe politique et d'une grande partie de la société civile, une vaste polémique a été déclenchée à propos du projet de loi organique adopté, le 13 juillet dernier, par le Conseil des ministres. Ce projet de loi criminalise la violence envers les femmes. Toutes les formes de violence (actes d'inceste, harcèlement sexuel dans les lieux publics, exploitation des mineures). Ce qui est en cause, c'est que selon ce projet, l'agresseur peut être condamné à des peines de prison allant jusqu'à 7 ans. Ce qui a le plus retenu l'attention et focalisé la polémique, c'est cet emprisonnement d'un an et cette amende de 5.000 dinars contre l'auteur de harcèlement envers les femmes dans un lieu public. Il est encore spécifié que la peine prévue pour celui qui harcèle une mineure de moins de 16 ans est de six ans de prison et fixée à cinq ans pour les victimes de plus de 16 ans et de moins de 18 ans, et les peines sont aggravées si le coupable est membre de la famille de la victime. Le harcèlement dans les espaces publics est puni de 2 ans d'emprisonnement et de 5.000 dinars d'amende, étant entendu que le harcèlement sexuel est défini par la loi comme étant « tout acte, geste ou mots à connotation sexuelle ». Il est également entendu que les espaces publics sont « tous les endroits où tout le monde a droit d'accéder, tels que les jardins publics, les plages, les moyens de transports publics (métro, bus), les rues et les artères dans les zones urbaines. Dame ! se lamentent certains don Juan : « On ne pourra plus draguer sans risquer d'aller en prison ? On ne pourra plus louer la beauté d'une femme sans être emprisonné ? ». Il faut tout de suite atténuer cette crainte : si la « victime » est consentante, il n'y a pas de problème. Mais cela s'applique s'il y a plainte. Et encore là, il faudra que les faits allégués soient prouvés, surtout si cela se passe dans un lieu privé tel qu'une entreprise, une usine...Une lacune à combler : comment établir la preuve d'un harcèlement ? De fait, la violence faite aux femmes, sous toutes ses formes, préoccupe depuis longtemps la société civile et les pouvoirs publics. Déjà, en 2010, l'enquête nationale sur la violence à l'égard des femmes en Tunisie, réalisée par l'Office national de la famille et de la population, a donné des résultats révélant l'ampleur et la gravité du phénomène. Les chiffres restent valables 6 ans plus tard. Récemment, selon une étude menée par le Centre de recherches, d'études, de documentation et d'information sur la femme (Credif), 78.1% des femmes en Tunisie disent avoir subi une violence psychologique dans l'espace public, tandis que 41.2% ont été victimes de violences physiques et 75.4% de violences sexuelles. Les résultats de l'étude sont effarants. Avec un taux de 33% « arracher quelque chose de force » est l'acte le plus fréquent des violences physiques subies par les femmes, tandis que 24.3% des femmes disent avoir été importunées dans la rue plus de dix fois, et 22.6% disent avoir été collées. 92% des femmes déclarent avoir subi une agression sexuelle dans les transports en commun. La déclaration des Nations unies « sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes », adoptée en 1993, définit la violence ainsi : « Insulter, dire quelque chose de déplaisant, cracher, dénigrer ou se moquer de quelqu'un sont considérés comme des violences psychologiques. Importuner, siffler, se déshabiller devant quelqu'un, tenter de toucher, toucher, embrasser de force, faire des allusions à caractère sexuel, sont des violences sexuelles. Les violences physiques sont les coups, blesser, pousser, bloquer, empêcher de bouger ou jeter quelque chose sur la personne ». Comment se comportent les femmes face à cette violence ? Selon l'enquête, les femmes disent « se faire discrètes dans la rue ; 79.2% d'entre elles disent essayer toujours de ne pas attirer l'attention, 82.6% des femmes disent faire semblant d'être occupées et sérieuses, et 82.5% choisissent de ne pas parler et de ne pas rire à voix haute ». Cette violence a des effets déplorables sur les victimes : 45% des femmes dénoncent des conséquences physiques, psychologiques et sociales. Au plan physique, 16.2% des femmes violentées déclarent avoir perdu connaissance, 4.6% avoir eu des fractures suite à un acte de violence perpétré par un partenaire. Au plan psychologique et au plan social, le résultat n'est point enchanteur : « Au plan psychologique, la violence a engendré des difficultés de concentration dans 27% des cas. Au plan social, 56.4% ont déclaré que la violence a influé sur leur vie quotidienne. Parmi celles qui travaillent, 2% des femmes victimes de violence déclarent avoir abandonné le travail ». Une autre donnée à considérer : la violence n'est pas toujours dénoncée. Selon la même étude, « 55% d'entre d'elles déclarent que la violence est un fait ordinaire qui ne mérite pas qu'on en parle. La peur d'aggraver sa situation et la pudeur d'en parler ont été avancées, mais beaucoup moins fréquemment. Les femmes semblent être résignées car elles n'attendent de l'aide de personne dans 73% des cas. Le seul recours qui leur semble possible demeure la famille. Les ONG ne sont citées que par 5.4% des femmes. La police et les structures de santé sont très peu identifiées par les femmes, soit respectivement 3.6% et 2.3% des cas ». Le projet de loi a été demandé, depuis 2014 par le ministère de la Femme. Contribuera-t-il à résoudre, voire à atténuer cette violence ? Il devra d'abord préciser certaines données. Comment être sûr que la plainte est viable et ne procède pas de la mauvaise foi, étant utilisée comme outil de chantage. D'aucuns pensent que ce projet sera surtout dissuasif et qu'il est peu probable que les peines d'emprisonnement soient appliquées. En ce sens, c'est un progrès et un outil dans cette lutte contre la violence envers les femmes qui dure depuis des années. Et il faudra que le projet soit approuvé par l'ARP. Des discussions et des polémiques en perspective.