La réussite de la justice transitionnelle est de la responsabilité de l'Etat tunisien et tout échec lui sera imputé Suite à l'article publié le 28 août en page 4, intitulé «Le torchon brûle entre l'IVD et la justice militaire : la polémique ne fait que commencer», qui contient des informations erronées, l'IVD tient à apporter les précisions suivantes afin de lever tout malentendu et éclairer l'opinion publique, souvent induite en erreur par des intervenants insuffisamment familiarisés avec le mécanisme de la justice transitionnelle. 1 - L'IVD ne sanctionne pas, elle répare : évoquant les événements de Siliana 2012, votre article pose une question inappropriée : «Qui a le droit de juger les prévenus ?». L'IVD ne juge pas les personnes suspectées d'avoir commis crimes et abus, pas plus qu'elle ne procède à des arrestations; elle enquête sur les violations de droits humains ainsi que les violations liées à la corruption à travers un processus de redevabilité où les auteurs de violations doivent rendre compte de leurs actes et demander pardon, c'est ce que fait l'IVD au cours des auditions publiques. Elle rétablit ce faisant les victimes dans leurs droits. Le traitement par la voie de la justice transitionnelle des événements douloureux du passé qui ont secoué la Tunisie de 1955 à 2013 a été un choix fait par la Tunisie et inscrit dans sa Constitution. Ce choix a pour finalité de parvenir à un apaisement des tensions qui traversent la société et induire une cohésion sociale, seul paravent contre l'extrémisme. Vous rappelez à juste titre que ce choix a fait l'objet — avant même la création de l'IVD — d'une virulente opposition orchestrée par ceux qui, au sein de l'appareil d'Etat ou en dehors, pensaient avoir tout à craindre des conséquences de la mission de l'IVD. Vous reconnaissez de ce fait que cette controverse n'a rien à voir avec «les excès de gestion de sa présidente» qui, contrairement à ce que vous affirmez, n'a pas été élue par l'ANC, mais par ses pairs. 2 - Les attributions de l'IVD ne sont ni excessives ni faibles, elles sont légales et constitutionnelles : vous affirmez que la polémique sur l'IVD se rapporte à ses compétences légales qui la placent «hors de tout contrôle». Cette lecture est assez biaisée puisque la loi dispose que l'Instance est une autorité indépendante et ses activités sont sous le contrôle de la Cour des comptes et d'un commissaire aux comptes sur le plan administratif et financier et sous le contrôle du Parlement quant à son budget et à qui elle soumet son rapport annuel. Mais c'est peut-être une tutelle que recherchent ses détracteurs; là nous sommes dans le regret de dire qu'une instance indépendante par définition n'a aucune tutelle. Les garanties et protections des membres de l'Instance — à l'instar d'autres corps de la République assurant des fonctions «sensibles» — sont destinées à les préserver de pressions ou menaces des parties ciblées par leur action et pouvant entamer la neutralité de leurs décisions.Traiter avec les pouvoirs en place n'est pas un choix pour les institutions, c'est une obligation. La loi organique n°2013-53 du 24 décembre 2013 relative à la justice transitionnelle fait obligation de communiquer à l'IVD «les documents ou informations détenus par les pouvoirs judiciaire et administratif ainsi que par les instances publiques ou toute personne physique ou morale... l'accès aux affaires pendantes devant les instances judiciaires ainsi qu'aux jugements ou décisions qu'elles rendent» (art. 40). S'appuyant sur cette loi, une circulaire n°24 du 30 septembre 2014 publiée par le chef du gouvernement fait «obligation à tous les ministres et secrétaires d'Etat, les P.D.G., aux autorités publiques et à tous les fonctionnaires de l'Etat... de faciliter le travail de l'IVD conformément à l'article 148 de la Constitution». Mais en dépit de tout cela, l'IVD n'a pas bénéficié d'un excès de compétences, mais d'un déficit de collaboration avec de nombreux responsables des structures d'e l'Etat qui ont refusé d'appliquer la loi, à l'instar du tribunal militaire. Nous nous devons de reconnaître cependant que plusieurs corps de l'Etat ont favorablement collaboré avec l'IVD et communiqué des dossiers qui ont permis de vérifier les faits et de révéler la vérité sur plusieurs sujets qui ont fait l'objet d'auditions publiques, et notamment dans le secteur de la justice pénale. A l'expérience, ces pouvoirs et garanties que vous considérez comme «surdimensionnés» et constitutifs d'un «Etat dans l'Etat» se sont révélés insuffisants pour déjouer les blocages et chausse-trappes mis en place par «l'Etat profond» qui maîtrise à merveille «l'art» de l'obstruction. 3 - La justice transitionnelle déroge par sa nature aux principes de droit commun : vous reprochez à l'IVD une «atteinte au principe de l'autorité de la chose jugée»; il faut savoir qu'un processus de justice transtionnelle obéit à un certain nombre de règles strictement définies par le droit international et auxquelles la loi tunisienne s'est conformée. Comme partout ailleurs, un processus de justice transitionnelle, strictement limité dans le temps, est mis en place pour traiter des milliers de dossiers qui en temps normal auraient submergé, voire totalement étouffé le fonctionnement de la justice ordinaire. Cette voie palliative, pour gagner en temps et en efficience, est dotée de la capacité de déroger à plusieurs principes-clés de la justice ordinaire, notamment celui de l'autorité de la chose jugée, celui du respect des délais de prescription, de la rétroactivité des lois, etc. et cela par une disposition constitutionnelle (art. 148). La crédibilité des avis des experts anonymes «interrogés par La Presse pour savoir qui va remporter ce bras de fer IVD-juges militaires» est plus que douteuse et on verrait mal des experts crédibles botter un ballon aussi lourd dans la touche des «magouilles politiciennes», aussi allègrement que vous l'avez présenté. Vos lecteurs méritent des analyses plus substantielles. 4 - Il n'y a pas de conflit de compétence : Il n'y a aucun conflit de compétence avec la justice militaire. Nous ne nous prononcerons pas sur le choix des gouvernements successifs depuis la révolution d'octroyer à la justice militaire le traitement d'affaires «sensibles» et qui auraient dû être traitées par la justice ordinaire. Nous nous limiterons à rappeler que «nul n'est censé ignorer la loi» et que la loi sur la justice transitionnelle est une loi organique, supérieure hiérarchiquement au code de justice militaire. Elle a de surcroît une base constitutionnelle puisque la Constitution stipule dans son article 148 : «L'Etat s'engage à mettre en application le système de la justice transitionnelle dans tous ses domaines et dans les délais prescrits par la législation qui s'y rapporte. Dans ce contexte, l'évocation de la non-rétroactivité des lois, de l'existence d'une amnistie ou d'une grâce antérieure, de l'autorité de la chose jugée ou de la prescription du délit ou de la peine, n'est pas recevable. Et l'article 48 de la loi organique stipule : «La saisine de la commission d'arbitrage au sein de l'IVD suspend les délais de prescription. L'examen par les instances judiciaires des litiges pendants qui sont en instance devant la commission est interrompu». Cela implique que la justice militaire doit se dessaisir des affaires des «événements des tirs de chevrotine» à Siliana, étant donné que ce dossier est en cours d'examen dans le cadre de l'arbitrage par l'Instance. Ce n'est pas la responsabilité de l'IVD si le procureur du tribunal militaire n'a pas bien lu la loi sur la JT. 5 - Les enquêteurs de l'IVD ont la compétence requise pour traiter les dossiers enrôlés par les victimes. L'IVD a mis en place des équipes d'investigation composées de dizaines de spécialistes dans plusieurs disciplines. Ces équipes bénéficient de cycles de formation continue avec l'appui des experts des Nations unies et disposent des compétences nécessaires pour le traitement des dossiers conformément aux exigences de la loi et aux procédures en vigueur de l'IVD. Par ailleurs, l'IVD ne transmet pas nécessairement tous les dossiers traités aux chambres spécialisées, elle est supposée au contraire traiter la majeure partie des dossiers par la voie de la conciliation. L'article 8 de la loi organique stipule que l'Instance transmet aux chambres spécialisées les dossiers relatifs aux atteintes graves aux droits de l'Homme, également celles qui portent sur les violations liées à la fraude électorale et la corruption financière. Le transfert relève d'une décision souveraine du Conseil de l'IVD. Il serait approprié ici de rappeler que le législateur a fixé un délai de 4 ans à l'IVD pour accomplir son mandat. Il en reste moins de 9 mois. Après cela, elle doit être dissoute et ne verra plus jamais le jour. L'IVD n'a pas de temps à perdre. Et toutes ces remises en cause de son mandat sont en train de rogner des morceaux d'un temps précieux qui lui est compté. Le législateur a également confié à l'IVD la tâche de mettre en œuvre ce processus de redevabilité, de réhabilitation des victimes, de mise au jour de la vérité, conduisant à la réconciliation nationale et aux réformes institutionnelles. L'IVD a une obligation de résultat et doit tout mettre en œuvre pour réussir. Cet également la responsabilité de tous les organes de l'Etat de contribuer à cette réussite; la justice transitionnelle n'est pas la «propriété» de l'IVD ou de sa présidente, mais de toute la Tunisie. Tout échec écornera l'image de la Tunisie entière.