«J'ai eu de la chance d'avoir côtoyé Bourguiba, un homme d'une culture encyclopédique, émancipé et progressiste». Le prochain livre de Jelila Hafsia paraîtra sou peu. Il viendra clore son journal, «Instants de vie» publié en sept tomes. Le dernier, le huitième tome, s'arrêtera à la révolution. Cette femme de caractère nous racontera ses premiers pas dans le monde de la direction des espaces culturels. Elle a commencé par animer l'espace Place Pasteur, ensuite le club Tahar-Haddad à la Médina de Tunis pour finir avec l'espace Sophonisbe à Carthage. Elle racontera, au cours de ce témoignage, un des plus importants voyages officiels au cours duquel elle avait accompagné le président Bourguiba dans les pays du monde arabe. Témoignage émouvant. Votre carrière avait commencé par l'animation des espaces culturels, voulez-vous nous raconter vos débuts ? J'avais commencé par intégrer directement le ministère de la Culture qui venait d'être inauguré en 1962. Je travaillais avec M. Chedly Klibi qui avait mis en place le ministère de la Culture et les maisons de la culture. Après l'Indépendance, le gouvernement a créé 13 gouvernorats et dans chacun d'eux a été installé un espace culturel. L'Etat, en jetant les premières fondations, a accordé une très grande importance à la culture. Au départ, nous étions un groupe de femmes dont la majorité relevait de l'Unft. J'étais la seule issue du ministère de la Culture. Mais j'ai quitté au bout d'une année. Nous avions sans doute une approche différente de l'animation culturelle. J'ai préféré retourner au ministère. Il y avait aussi le comité culturel qui était présidé par un homme de grande culture, M. Lamine Chebbi, à qui je dois une grande partie de ma formation (malheureusement, il s'est trouvé obligé de céder la présidence du comité lorsque son état de santé s'est détérioré). Il m'encourageait, me poussait à présenter des colloques et des conférences en dépit de mes refus dus à ma timidité excessive et au trac qui me saisissait une fois sur scène. Tout était nouveau pour moi. Je faisais mes premiers pas dans l'animation culturelle. Si Lamine Chebbi par ses conseils m'a toujours mise en avant et m'a permis d'avoir plus d'assurance. Je m'estime chanceuse d'avoir travaillé dans un domaine qui me passionne et d'avoir été encadrée par des hommes cultivés et de grand mérite. Comment s'était opérée votre entrée dans le monde politique au cours des années précédant l'Indépendance ? J'étais mariée avec Tawfik Ben Brahim qui venait de rentrer de France. Il était membre du Parti destourien et membre de la fédération du parti, un organe-clé dans la structure du parti. Les rencontres avec les députés français avaient lieu chez moi. La politique du parti était alors de persuader le plus grand nombre de députés français d'accepter l'indépendance de la Tunisie. A chaque dîner, Taïeb Mhiri était toujours présent et était accompagné d'Ahmed Tlili. Les pourparlers avec les députés français s'étaient déroulés une année avant l'Indépendance. C'est à cette époque-là que j'avais rencontré Messieurs Taïeb Mhiri, Hédi Nouira, Ahmed Mestiri, Mongi Slim, Ahmed Tlili, Mokhtar Attia et d'autres. Ils ont été membres de la Fédération destourienne de Tunis. C'est grâce à mon mari que j'ai percé dans le monde politique. Taïeb Mhiri me chargeait d'accompagner les députés français chez Hédi Nouira qui habitait non loin de chez moi. J'étais très jeune en ce moment, on me prenait pour une élève ou une jeune étudiante. A l'arrivée, je présentais le député à M. Nouira et j'attendais la fin de l'entrevue dans une chambre à côté. M. Nouira ne rencontrait que les députés que le Parti destourien jugeait importants. Chez moi, je n'assistais pas non plus aux réunions. C'est mon mari qui me l'interdisait. Un jour, Taïeb Mhiri le blâma : « Pourquoi ne reste-t-elle pas avec nous, ce n'est pas un être humain ? », lui dit-il. C'est comme ça que j'avais pu prendre part à ces importantes rencontres. J'avais le sentiment d'être à côté de personnes qui se battaient pour mon pays. J'ai fait corps avec eux. Racontez-nous votre voyage dans le monde arabe avec le président Bourguiba en 1965 ? Le président avait demandé à Taïeb Mhiri, qui était à l'époque ministre de l'Intérieur, le nom d'une femme qui pouvait l'accompagner pendant son voyage, puisqu'il se rendait dans le monde arabe. Bourguiba voulait une femme en mesure de promouvoir l'image de la femme tunisienne. J'étais à l'époque directrice de l'espace culturel de la Place Pasteur. Le président a été invité par de grandes personnalités là où il est allé. C'est un voyage mémorable qui avait duré deux mois. Bourguiba a été honoré partout, en Egypte, en Arabie Saoudite, au Koweït. Pas seulement par les hommes politiques. En Egypte, il a été reçu avec tous les honneurs par Taha Hussein. J'ai eu de la chance d'avoir côtoyé le président Bourguiba, un homme d'une culture encyclopédique, émancipé et progressiste. Nous avons été d'abord en Egypte, ensuite en Arabie Saoudite, en Iran, puis en Jordanie, où le président Bourguiba a donné sa fameuse déclaration concernant le conflit israélo-palestinien. C'est à cause de ces déclarations qu'on a dû faire face à des problèmes au Liban où des manifestations avaient éclaté s'opposant à la présence du président Bourguiba. D'ailleurs, nous n'avons pas pu nous rendre en Irak. Bourguiba a donné sa conférence de presse en Jordanie, à Ariha, où il a été applaudi par les Palestiniens eux-mêmes. Quand il est sorti, les Palestiniens couraient derrière la voiture de Bourguiba en scandant : «Yahia Bourguiba! Vive Bourguiba!». Il a bien expliqué qu'il fallait trouver un terrain d'entente, un compromis avec les Israéliens et leurs alliés. Il a rappelé que la voie qui a pu mener la Tunisie à l'Indépendance, n'est pas celle du conflit: «Nous n'étions rien face à la France, mais nous avons su jouer selon les règles de la politique». Bourguiba a-t-il développé son point de vue dans d'autres pays arabes ? Au Liban, le président a donné une grande conférence de presse. Un journaliste lui avait lancé : «Vous soutenez Israël», et un officiel avait alors réagi : «Vous vous adressez à un chef d'Etat», alors le président lui a demandé de le laisser parler, et de poursuivre : «Je n'ai jamais soutenu Israël, j'ai toujours défendu le peuple palestinien. Mais, la solution c'est deux Etats». Et il ajouta qu'il n'a aucune honte à le dire, il avait accepté l'autonomie interne, parce qu'il fallait procéder par étapes pour obtenir l'Indépendance. J'étais présente aux conférences. C'était émouvant ! Au cours de ce périple dans les pays arabes, Bourguiba s'est intéressé aux arts et aux musées. Il a visité les lieux culturels partout où il a été. Quand nous étions au Liban, la cantatrice libanaise Faïrouz est venue d'elle-même frapper à la porte de la résidence pour rencontrer le président Bourguiba et le féliciter d'avoir été «le seul chef d'Etat arabe à avoir tant donné à la femme».