Aboul-Kacem Kerrou est une figure majeure de la culture tunisienne et arabe contemporaine. Il est aussi bien connu dans les pays du Machreq où il a étudié, enseigné et séjourné que dans les autres contrées du Maghreb où il a souvent voyagé, donné des conférences et où il s'est lié d'amitié avec les hommes de lettres et les politiques cultivés. En ce sens, il pourrait être considéré comme un homme-relais entre l'Orient et l'Occident musulman, les deux versants de la personnalité historique tunisienne. Zaytounien de formation, il appartient à cette génération d'intellectuels engagés qui, dans le sillage des idées révolutionnaires du militant syndicaliste et féministe Tahar Haddad (1899-1935), ont œuvré pour une réforme profonde de l'université islamique et une transformation radicale de la société tunisienne via l'émancipation de la femme et l'abandon des traditions désuètes, héritées des siècles de la décadence. Né à Gafsa le 1er juillet 1924 et ayant reçu une formation classique dans l'école coranique (koutteb) puis dans la section locale de la Zaytouna avant de rejoindre, en 1944, la célèbre université islamique de la capitale où il fit la connaissance des grands cheikhs, fréquenta la Khaldounia et connut les intellectuels (journalistes, poètes et écrivains), ainsi que les leaders nationalistes. Durant cette époque de jeunesse, il s'investit dans le milieu associatif en fondant, à Gafsa, l'Association littéraire Ibn Mandhour en 1946 et devient, à Tunis, en 1947, le secrétaire de l'Association Al-Ikhwân Az-zaytouniyîn dont est issu Sawt at-Taleb ou «La Voix de l'étudiant zaytounien». Après son séjour tunisois, Aboul-Kacem Kerrou part au Moyen-Orient en 1947, avec le rêve de participer à la libération de la Palestine. En arrivant au Caire, il prit contact avec Habib Thameur, militant néo-destourien qui, à la différence de Bourguiba, ambitionnait de libérer la Tunisie et le Maghreb du joug du protectorat français en recourant à la lutte armée. Il s'inscrit à l'Académie militaire du Caire avant de rejoindre Bagdad où il obtient, en 1952, à l'Ecole normale, la licence ès-Lettres arabes. En 1949, il est sensible à l'idéologie du parti nationaliste arabe Bâath au sein duquel il s'active en devenant le plus haut responsable maghrébin, assurant la coordination partisane et le travail de terrain. De 1952 à 1956, il enseigne en Irak et en Libye tout en visitant les autres pays du Moyen-Orient avant de rentrer définitivement en Tunisie au moment où le pays recouvre son autonomie et son indépendance nationale. A partir de cette date, les activités d'Aboul-Kacem Kerrou seront désormais orientées vers la promotion de la culture et la défense de la cause arabe même si, sur le plan de l'organisation, il rompt avec le Bâath en 1958 et s'inscrit dans la dynamique propulsée par Bourguiba en vue de la construction de l'Etat-nation et de la modernisation de la société. Sur le plan culturel, il lance la série de livres Kitâb al-Bâath qui dure de 1955 à 1958 et crée, dès 1956, la «Maison du Maghreb arabe» pour éditer ses propres livres. Si l'enseignement constitue son activité principale durant les premières années où il donne des cours au Lycée Ibn Rochd à Tunis, ce sont les activités culturelles qui le mobilisent le plus, avec la création du ministère de la Culture en 1961 où il exerce longtemps en tant que contractuel avant de devenir, par décision présidentielle, dès 1992, conseiller du ministre de la Culture. De cette riche expérience, il est possible d'en déduire que le personnage de l'homme de lettres (adîb) et de l'écrivain se conjugue parfaitement, chez Aboul-Kacem Kerrou, avec ceux du militant et du conseiller au service de la culture nationale. Ayant publié plus d'une centaine d'ouvrages, Aboul-Kacem Kerrou est un auteur prolifique qui bénéficie d'une grande visibilité culturelle dans la mesure où, depuis 1956, il écrit régulièrement sur les colonnes des journaux et anime des émissions radiophoniques relatives au monde des lettres arabes et aux faits de l'actualité culturelle nationale. Il est membre-fondateur de l'Union des écrivains tunisiens et participe régulièrement aux réunions des Académies de la langue arabe (Le Caire, Damas, Bagdad...), aux séminaires et congrès de littérature et d'histoire organisés dans les différents pays arabes, au Machreq et au Maghreb. Ses recherches et publications privilégient les personnages (‘alâm) tunisiens et arabes dont il a assuré ou consolidé la célébrité. Il en est ainsi principalement du poète Aboul-Kacem Chebbi et de Tahar Haddad auxquels il consacra les premières études, dès les années 50, et en parla un peu partout dans le monde, en montrant leur rôle pionnier et révolutionnaire. D'autres personnages ont été également l'objet de ses recherches et publications : le poète andalou Ibn Hânî, Al-Hussarî, Ibn Khaldûn... les généraux et ministres Khéreddine et Hussein, Ismaïl Sfaïhi, Nazli Hanem, Saïd Abou-Baker, Karabaka, Nazek al-Malaïka... Néanmoins, Chebbi reste son auteur préféré, puisqu'il lui a consacré de nombreuses publications où se mêlent analyses, témoignages, documents manuscrits et iconographiques. D'ailleurs, dans tous ses écrits, Aboul-Kacem Kerrou recourt à la photographie qui constitue pour lui un outil d'enquête incontournable, comme en témoigne sa riche photothèque personnelle contenant pratiquement les photos de toutes les figures intellectuelles tunisiennes. Historien de la ville de Gafsa, il a réalisé plusieurs études portant sur l'évolution de la vie politique et culturelle de la plus ancienne des cités africaines, en axant le propos sur les célébrités qui y ont vécu, depuis la conquête musulmane jusqu'à nos jours. Une belle synthèse de cette histoire urbaine et culturelle se trouve dans son opuscule Etudes sur l'Histoire de Gafsa et ses personnages édité par l'Association de sauvegarde de la Médina de Gafsa dont il est le président d'honneur. Publiée en 1998, son œuvre majeure intitulée Hassad al-‘Omr («Moisson de la Vie») réunit en 6 volumes composant 3.400 pages un grand nombre de ses écrits, échelonnés de 1946-à 1998, auxquels s'ajoutent L'Encyclopédie du poète Chebbi en 6 volumes et le Dictionnaire biographique Al-Babitine consacré aux poètes arabes qu'il a patiemment coordonné et édité en 6 volumes également. A ce titre, Aboul-Kacem Kerrou est le seul auteur arabe à publier une encyclopédie, voire trois encyclopédies, de son vivant. Enfin, Aboul-Kacem Kerrou est un philanthrope de la culture qui fit don, en 1999, de 13.000 volumes (livres, dictionnaires, revues...) à la faculté des Lettres de La Manouba. Cette bibliothèque, réunie en une salle portant son nom, constitue un véritable trésor culturel puisqu'elle comporte tout ce qui a été publié sur la Tunisie et le Maghreb depuis le XIXe siècle et qu'elle contient 2.000 livres consacrés au poète Chebbi et publiés dans toutes les langues. Sa valeur réside aussi dans les dédicaces des principaux auteurs et dans les commentaires scientifiques et critiques portés au crayon et en marge par le lecteur averti et critique qu'est Aboul-Kacem Kerrou, de tout ce qui se passe dans le monde des Belles-Lettres arabes. A cela s'ajoutent deux autres dons de documents livrés, l'un, à l'Association de sauvegarde de la Médina de Gafsa et, l'autre, aux Archives nationales de Tunisie. Aujourd'hui encore, à l'âge de 88 ans, Aboul-Kacem Kerrou continue de lire, d'écrire et de recevoir quotidiennement, chez lui, dans son « salon littéraire », des jeunes et des moins jeunes avides de connaître de près «l'histoire secrète de la culture tunisienne et arabe» qu'il s'est évertué à transmettre à ses contemporains et aux générations futures.