Quelques minutes avant de se produire, Raja Farhat a accordé à notre journal une interview pour nous parler de son spectacle, et surtout du personnage de Moncef Bey. Cette mémoire blessée... Vous choisissez à chaque fois un personnage illustre de l'histoire pour faire le récit de son parcours, est-ce pour l'honorer ou êtes-vous en train de faire œuvre didactique ? Modestement, je suis en train de composer le récit national tunisien. Le théâtre a une autre vocation que celle des historiens de l'Université. Qu'on se le dise. Maître Shakespeare nous a enseigné l'art de s'inspirer de la grande histoire, des rois, des royaumes et des guerres. Mais il s'est attelé surtout à dépeindre la nature et les destinées humaines. En Tunisie, nous avons un problème, nous avons un petit pays avec une très grande mémoire. Mais nous ne connaissons ni le petit pays ni la grande mémoire. Pas suffisamment du moins. Nous avons tendance à polémiquer au lieu d'approcher la matière documentaire, la mémoire des hommes et des femmes, la mémoire de la terre pour en tirer notre sève. John Huston, le grand cinéaste, disait : pour faire un bon film, il faut une bonne histoire, deuxièmement une bonne histoire et troisièmement une bonne histoire. Une histoire avec un petit h ou un grand H ? C'est selon. Disons que comme nous sommes prétentieux dans ce petit pays, nous aimerions avoir une grande histoire comparable à celle des grandes nations. Ce n'est pas mauvais en soi. C'est une ambition légitime que nous partageons avec beaucoup de petits pays. La Grèce est un petit pays mais qui a créé la démocratie, la pensée, le théâtre. Nous autres avons créé Carthage qui fut la banque de la Méditerranée ; la banque de l'intelligence et du savoir-faire. Nous avons créé une navigation méditerranéenne incomparable. Nous sommes partis à la recherche des chemins des continents. Mais ce qui nous importe véritablement c'est la jeunesse d'aujourd'hui. La jeunesse qui s'en va vers Lampedusa, qui ne sait pas qu'il ne faut pas quitter cette terre, parce que tout est dans cette terre. C'est une illusion d'aller se noyer dans les eaux profondes inhospitalières et de laisser derrière soi cette terre de l'olivier. C'est de la bêtise. Personne ne leur a appris à regarder la richesse qui est entre leurs mains et d'essayer d'en tirer quelque chose. S'ils ne connaissent pas l'histoire du pays et sa mémoire, ses richesses amoncelées depuis des siècles, ses hommes savants, ses métiers d'art, ses mémoires féminines, ils ne pourront que détester ce pays. Pour revenir à votre parcours pourquoi avez-vous choisi Moncef Bey ? J'ai déjà travaillé Mohamed Ali Hammi à l'âge de 25 ans. Nous avons produit un film documentaire sur Farhat Hached. J'ai consacré à Tahar Haddad « Hraier Tounès » qui est un spectacle documentaire présenté au festival de Hammamet. Moncef Bey, parce que la moitié des Moncef qu'on voit en Tunisie portent une mémoire blessée. Moncef Bey n'était pas un très grand Roi dans le sens shakespearien. C'était un petit Roi pour un petit peuple. Mais qui correspondait exactement au rêve de ce peuple exsanguë qui a été humilié et piétiné par le pouvoir colonial. Il a gouverné moins d'un an, mais il est resté vivant dans les mémoires, pour quelle raison ? Il est resté vivant dans les mémoires parce qu'il fut extraordinaire. Il avait dit alors ; « Je ne suis pas le Roi, je suis votre ami, je suis votre serviteur et je représente la patrie. Je suis là pour porter ce drapeau rouge. Je suis là pour porter votre dignité. Je suis là parce que j'ai vu mon père humilié par le résident général de France ». Son père, Naceur Bey, était un Roi qui rêvait de souveraineté nationale, de rêve national destourien et qui a été humilié par Lucien Saint devant son fils. Moncef Bey n'a jamais oublié cela et voulait ramasser le glaive et poursuive le combat et défendre ce pays. C'est un pays qui a été traversé par les armées les plus puissantes du monde. L'armée britannique, l'armée américaine, l'armée française, l'armée allemande et l'armée italienne. Il a tenté de préserver la neutralité du pays face à ces armées, avait-t-il réussi à le faire ? Il a essayé, mais il a été, je crois, mal récompensé. Comme le disait notre grand historien Charles-André Julien qui reste notre vieil ami : «La France a commis deux erreurs monumentales ; l'erreur en humiliant Moncef Bey et son peuple, en renvoyant Moncef Bey dans le Sahara algérien et l'erreur qui a consisté à humilier Mohamed V, le Roi du Maroc et l'envoyer dans la lointaine île de Madagascar. Ces deux actions absolument néfastes ont détruit l'empire colonial».