Par Mohamed Hammadi JARRAYA* Quelques jours après avoir fait sortir la Tunisie de la liste noire des paradis fiscaux (vers une liste grise), le Parlement européen a voté, le 07-02-2018, l'inscription de la Tunisie sur une autre liste noire, celle des pays «exposés» au blanchiment d'argent et au financement du terrorisme. Le terme «exposé» veut dire susceptible et vulnérable laissant facile l'accès et le passage pour les mafieux. Pour l'UE, les probabilités que des «hors-la-loi» ont pu faire entrer en Tunisie des fonds dont la traçabilité est méconnue ou frauduleuse sont sérieuses. Ainsi, l'UE soupçonne la Tunisie d'être une économie «infectée» ou «polluée» et la met en quarantaine, pour protéger l'espace UE. Un montage financier complexe Le «blanchiment d'argent» est un élément des techniques de la criminalité financière. C'est un montage financier complexe visant à dissimuler la provenance d'argent acquis de manière illégale (trafic d'armes, de stupéfiants, d'hommes, de contrebande, terrorisme, spéculations illégales, activités mafieuses, extorsion, corruption, fraude fiscale...) afin de le réinvestir dans des activités légales (immobilier, bourse, assurance...). Le mécanisme usité brouille les pistes et traces depuis l'origine jusqu'à la fin. L'économie informelle et le marché parallèle constituent le meilleur berceau pour ces «manipulations». De part sa nature, le terrorisme ne peut être financé que par l'argent «noir». Le dispositif LBA/FT (Lutte anti-blanchiment/Financement du terrorisme), est passé par un vote difficile, divisant les parlementaires européens. Sur les 376 voix nécessaires, la Tunisie a eu 357 voix. Les 26 abstentions ont scellé le verdict ! Un nouveau coup dur pour notre économie «trébuchante», certes, mais c'était attendu et plus que prévu. Ce qui étonne est plutôt le timing. Contrôle des ressources finanières En effet, depuis 2012, avec 10.000 associations et 200 partis hors de tout contrôle de leurs ressources financières, on ne peut que s'attendre à un pareil malheur. La contrebande et la corruption ont aggravé la situation. Cependant, pourquoi l'UE réagit maintenant, alors que le phénomène s'est développé entre 2012 et 2014 ? Pourquoi une pareille décision après une visite très riche du président français et des engagements de toute l'UE à aider la Tunisie. «Si la Tunisie échoue, la France et l'UE échoueront aussi» ? La raison se trouve dans les enjeux économiques, stratégiques et sécuritaires qui passent par la Tunisie. Encore une fois, on cherche à «convaincre» la Tunisie, d'une part, à adhérer activement aux conventions économiques : «Open Skies» et «Aleca» et, d'autre part, à jouer le rôle d'assistance pour les pays européens pour entrer en Libye (reconstruction, pétrole, etc.). Rappelons que le lien est plus que direct entre les deux listes (paradis fiscaux et blanchiment d'argent). Le jour même, Frida Dahmani, journaliste de Jeune Afrique, a écrit : «Cette décision n'est pas une surprise pour les autorités tunisiennes. Lors d'une conférence de presse donnée à l'occasion de la visite d'Etat d'Emmanuel Macron en Tunisie, le 31 janvier 2018, le président tunisien Béji Caïd Essebsi avait exprimé sa reconnaissance à la France pour son soutien en faveur de la sortie du pays de la liste noire des paradis fiscaux. Il avait alors émis le vœu d'avoir le même appui pour "un dossier à venir"». Pays à haut risque En novembre 2017, le Groupe d'action financière (Gafi), organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme, a donné la première alerte à la Tunisie. Dans l'une de ses communications, l'Organisation de coopération et de développement économique (Ocde), a constaté que sur 28.000 entreprises étrangères installées en Tunisie, 22.000 n'ont aucun employé. De quoi susciter beaucoup de doute. En se référant à ces chiffres, le Gafi avait classé la Tunisie comme pays à haut risques et non coopératif. Cela voulait dire que notre pays, non seulement, est soupçonné d'être fortement exposé au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme, mais aussi, ne fournit pas les informations requises par les pays de l'UE. En janvier 2018, les autorités tunisiennes se sont engagées à revoir les dispositifs de contrôle et à augmenter la vigilance. Rappelons que depuis 2003, nous avons une loi spécifique et une commission tunisienne d'analyse financière «Ctaf» auprès de la BCT. En réponse à cet engagement, le Gafi a classé la Tunisie parmi les pays «sous surveillance». C'est le même classement que pour la liste grise des paradis fiscaux. C'est logique, peut-on dire. D'habitude, les avis du Gafi font autorité à la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen. Cependant, pour le dossier de la Tunisie, la commission n'a pas pris en compte cette nouvelle position du Gafi et a engagé la procédure de classement ! Instaurer les réformes engagées Pour certains, ce classement n'est pas une sanction et doit encourager notre gouvernement à doubler d'efforts pour instaurer les réformes exigées. Cependant, l'impact est plus que grave en cette période où la Tunisie s'apprête à sortir sur le marché international, sans garantie, pour lever 850 millions d'euros, pour boucler son budget, en attendant le déblocage de la troisième tranche du prêt du «FMI». En outre, la perspective négative attribuée par les agences de notation à notre pays, ne facilite pas la donne. Un malheur ne vient jamais seul. Le même jour, les réserves en devises tombent à 84 jours d'importations. Les médias et réseaux sociaux se sont «enflammés». Les accusations se sont déchaînées contre la BCT et son gouverneur. Fonds de roulement stratégique, les réserves en devises sont constituées par les ressources en devises (notamment : export, investissement étranger, rapatriement de fonds par les tunisiens à l'étranger et emprunt étranger) moins les dépenses en devises (notamment : import, transfert des dividendes, allocations touristiques d'affaires et scolaires et remboursement d'emprunt étranger). L'objectif est de disposer d'un minimum de réserves pour répondre aux demandes de l'économie en importation, converti en nombre de jours. Le palier minimum en jours est théorique, inspiré, par expérience, des délais courants de règlement en devises (90 jours pour notre BCT). Cependant, les réserves et leur capacité de couverture en jours évoluent quotidiennement selon les échanges avec l'étranger. C'est la responsabilité de la BCT de constituer et de contrôler cette réserve par anticipation. Retard de déblocage des crédits Les raisons de cette chute des réserves sont connues : arrêt de la production du phosphate, basse saison du tourisme, faiblesse des exportations, faiblesse des investissements étrangers, retard de déblocage des crédits étrangers, augmentation des importations en volume et en prix (chute du dinar), etc. Les solutions sont, aussi, connues. La BCT devrait privilégier l'importation vitale (médicaments, matières premières, pièces de rechange, besoins sécuritaires, produits de première consommation et d'énergie, etc.). Aussi, elle devrait imposer aux banques la régulation par société de commerce international. Pour chacune des SCI, il faut exporter et faire rentrer des devises avant d'importer. Aussi, pour préserver la liquidité, les banques doivent cesser d'avancer, à leur client «SCI», des fonds pour importation. En conclusion, j'estime que la décision de l'UE est une décision politique pour mettre plus de pression sur la Tunisie. Nous avons raté, encore une fois, la négociation. La responsabilité de notre situation économique est collective. Nous payons les factures des choix politiques, imposés par des minorités égoïstes. Le sauvetage est encore possible. On doit changer de mentalité et de comportement ... * Expert en Président de l'Observatoire Tunisia Progress