Par Hella Lahbib Malgré cet air ambiant qui ne lui semble pas favorable ni encourageant, le compositeur, tenace, a tenu à participer à son compte au Festival de la chanson méditerranéenne à Chypre en 2010. Il obtient le deuxième prix. Une consécration qu'il ramène triomphant dans son pays, mais qui n'apaise pas sa révolte pour autant. Yassine Ben Saïd, la quarantaine bien sonnée, est un compositeur qui a fait ses premières armes chez les plus grands, comme les défunts Ahmed Kalaï, Ali Sriti. Après avoir intégré le conservatoire jeune, il reprendra plus tard des cours de vocalise. Il joue du luth, chante et compose. Très productif, la panne d'inspiration, lui, il ne connaît pas. Il aurait à son actif près de 100 chansons composées. Quelques-unes seulement ont été interprétées par des noms connus et d'autres moins de la scène musicale : Chokri Bouzaine, Mounir Mahdi, Asma Othmani, Hela Malki, Soumaya Hathroubi, Chedly Hajji. Il avoue avoir une nette prédilection pour ses aînés qui composent pour eux-mêmes, à l'instar de Lotfi Bouchnaq, Adnane Chaouachi et feu Ali Riahi. Il écoute Farid Al Atrache. Accordant aux paroles autant qu'à la mélodie le même intérêt, Yassine a ses paroliers préférés, comme Mohamed Mhamdi, poète jugé précoce par Abdelhakim Belgaïd, ou encore Mondher Ayadi, Hamadi Dridi. Il estime, en outre, que Mounir Ghadhab est le meilleur musicien et arrangeur musical qui soit dans le monde arabe. Capable de jouer du luth des heures et des heures sans répit. Il égrène une par une les chansons de son répertoire : «Ana dima dima», (Moi toujours) «Toufi bin ennas we choufi», (Défile entre les gens et regarde), chantée par Chadly Hajji. En dehors de ces moments de béatitude, le compositeur semble être dans une détresse profonde. Au-delà de l'acte créateur qui angoisse et fait souffrir, le mal de Yassine trouve son origine dans le manque de reconnaissance médiatique : «C'est vrai, mes chansons ne passent que sur les radios du service public, à ma demande et par amitié pour moi. Mes compositions ne sont jamais diffusées sur les ondes privées». Comme chez la plupart des chanteurs tunisiens, le ressentiment est grand à l'encontre des médias, il le fait savoir : «L'artiste tunisien est livré à lui-même, il n'est pas reconnu dans son pays, il est en proie à une grande souffrance, dans tous les domaines, pas seulement la musique. C'est un consensus». Métier aux revenus instables, de surcroît, les musiciens en herbe pensent d'abord à faire bouillir la marmite, il les comprend. «L'institut supérieur de musique fabrique des fonctionnaires qui revendiquent leurs droits de passer le Capes, d'accéder aux couvertures sociales, aux crédits pour acquérir une voiture et un appartement. L'artiste est tenu, lui, de payer ses factures», soutient-il blasé. Paroles et mélodies Et comme il est d'usage, la comparaison avec les chanteurs libanais s'invite sans façon. «Au Liban, une industrie de la chanson a été mise en place, des fonds sont investis pour promouvoir la chanson libanaise. Ce n'est pas le cas de la Tunisie». Révolté, Yassine, intarissable sur le sujet, argumente : «On doit défendre la musique arabe comme on défend la Palestine. La musique fait partie de notre identité, que dire alors de la musique tunisienne. L'Etat qui a le monopole, le ministère de la Culture, les chaînes nationales 1 et 2, et les radios publiques doivent se mobiliser pour promouvoir notre chanson». Il engage une analogie : «Peut-on débattre sur un plateau de la politique d'un pays étranger. C'est la politique intérieure qui est au cœur de nos préoccupations, même chose pour la musique». Malgré cet air ambiant qui ne lui est pas favorable ni encourageant, le compositeur, tenace, a tenu à participer à son compte au Festival de la chanson méditerranéenne à Chypre en 2010. Il obtient le deuxième prix. Une consécration qu'il ramène triomphant dans son pays, mais qui n'apaise pas sa révolte pour autant. Un problème qui paraît insoluble Yassine travaille chez Tunisair, marié, des enfants, vie stable, travail régulier. Cette vie qui semble «conformiste» n'a-t-elle pas d'effet inhibant ? Le créateur étant par définition un dissident, n'est-il pas soumis à l'exigence de mener une vie anti-conventionnelle pour créer ? «Même engagé, l'artiste mène une vie à part. Ses proches doivent être compréhensifs et bienveillants. Faute de quoi, il risque fort de ne plus créer, d'être en perpétuel conflit avec lui-même. Ou alors, il décide de tout plaquer, de vivre en solitaire et se consacrer à son art». Ayant vécu de nombreuses histoires d'amour, reconnaît-il évasivement, en quête de muses plutôt que par besoin d'aligner les conquêtes, semble-t-il. L'amour fait-il naître l'inspiration ? «C'est un état second qui peut aider à libérer le potentiel créatif, jusqu'à une certaine mesure. Il n'est pas indispensable que je sois amoureux pour créer. Je peux être imprégné par les paroles d'une chanson, les sentir, les mettre en musique sans avoir forcément vécu l'histoire qu'elles racontent. C'est comme l'acteur qui joue des personnages complètement différents avec lesquels il peut n'avoir aucun point commun». De quoi Yassine rêve-t-il à ses heures perdues ? «Je rêve de la gloire de la chanson tunisienne. Je rêve d'interpréter mes chansons dans les soirées privées et les festivals. J'ai mon propre répertoire, je veux le chanter». Un rêve légitime et raisonnablement accessible. Dans notre pays cependant, le problème reste entier et semble insoluble. Les médias endossent une part de responsabilité, certes, mais c'est loin d'être la seule explication des difficultés que rencontre depuis des décennies la chanson tunisienne.