Entretien réalisé par Hella Lahbib Nadia Chaâbane vient de publier «Chronique d'une constituante 2011-2014» aux (Editions Demeter). C'était une des figures de l'opposition lorsque son groupe était désespérément minoritaire et les temps difficiles. De mère française, partie en France à l'âge de 18 ans, elle retrouve difficilement l'usage de la langue arabe, à son retour en tant qu'élue. Un frein qui l'empêchera d'intervenir à l'hémicycle ? Pas du tout. La députée doublée d'une féministe lisait laborieusement ses interventions écrites et faisait part de ses positions, souvent de sa colère. Aujourd'hui, à cheval entre ses deux pays, l'universitaire n'arrive pas à reprendre sa vie telle qu'elle était avant 2011. Evoquant ici ses batailles restées en suspens ainsi que la question culturelle qui lui est chère, Nadia Chaâbane, fidèle à son franc-parler, en parle sans détour et propose des idées. Quand avez-vous décidé d'écrire un livre ? Pendant la période constituante. Le premier billet que j'avais écrit et que je n'ai pas publié ni sur mon blog ni dans la presse racontait le premier jour inaugural de l'Assemblée. A partir de là, j'ai commencé à prendre des notes, au début de manière soutenue, ensuite j'ai continué à écrire dans le blog et ailleurs. Qu'écrivez-vous au juste ? Mes réflexions, mon ressenti, comment je vivais le moment. J'écris à la première personne, donc il y a beaucoup de subjectivité. Quand j'avais atterri à l'Assemblée constituante, j'arrivais de France. J'étais partie de Tunisie à l'âge de dix-huit ans, je suis devenue adulte en France. Je vivais en démocratie, mes attentes étaient différentes. Les dysfonctionnement, le non-respect des horaires, l'absentéisme, c'était extrêmement pesant et lourd à gérer, tout comme le fait d'avoir été dans un groupe minoritaire dans une assemblée où une majorité islamiste dominait, avec laquelle j'avais juste le pays en partage. C'était violent et j'ai eu besoin d'écrire. L'écriture a fait office d'exécutoire. Ensuite, j'ai pris le parti de communiquer via les réseaux sociaux, d'une manière directe pour alerter les gens, partager avec eux mes réflexions. C'est ce qui m'a aidée à survivre. Les notes et les chroniques sont assemblées selon un ordre chronologique ou par un fil conducteur thématique ? J'ai une histoire avec la mémoire, j'ai fait un travail en France en 2005 qui tournait autour de l'histoire et de la mémoire des mouvements comme trames de l'immigration. Je me suis rendue compte qu'il y avait des travaux autour des luttes qui étaient au masculin. Avec une historienne, nous nous sommes attelées à la tâche de documenter les luttes des femmes à travers les mouvements migratoires. C'est extrêmement important pour moi de laisser trace. La question mémorielle est centrale dans les cheminements. Par conséquent, témoigner de ce moment historique du pays était fondamental à mes yeux. Je suis héritière d'une histoire qui a été détournée. Quand j'ai été à l'école, l'histoire apprise n'était pas la vraie, ce n'était qu'une lecture du pouvoir. Celle que me racontait mon grand-père n'était pas celle qu'on me racontait à l'école. J'avais eu donc un souci de témoignage par l'écrit qui laisse des traces. Par ailleurs, j'ai fait le choix de ne pas faire de la chronologie. J'ai thématisé, mue par la volonté de montrer les grands enjeux. J'ai ramassé mes écrits, des témoignages, des anecdotes vécues, mes échanges avec les taxis. Le texte fluctue entre le descriptif et le narratif. Une chronique en plusieurs parties dont la première raconte la tentation islamique et la volonté d'Ennahdha de mettre la main sur le pays ; une deuxième partie évoque la résistance de la société sécularisée. Comment a été l'accueil de l'opinion et celui de vos collègues ? Jusqu'à maintenant, les personnes qui ont lu le texte, qui étaient présentes dans les rencontres et les échanges, ont replongé de nouveau dans cette ambiance de la Constituante. Avec le recul nous avons pris conscience de l'ampleur de ce que nous avions vécu et traversé comme épreuves. Tout est notifié, transcrit. C'est important, du fait que nous avons un problème avec l'écriture dans ce pays. L'écriture de l'histoire sera utile par la suite aux historiens qui auront du matériel vivant fourni par les acteurs eux-mêmes. Le texte a été salué par des universitaires également en tant que matériel de recherches. Entendons-nous bien, c'est un témoignage, ce n'est pas un livre d'Histoire. C'est mon histoire dans cette Histoire. Ce n'est que de la subjectivité. Il y aura autant de récits que d'acteurs. Chaque parcours imprègne le regard porté par l'auteur. Pour ma part, je suis imprégnée d'une double culture. Il y a un débat depuis 2017 en France sur la question de l'écriture inclusive. Dans mon livre et mes post face-book et ce depuis 2011, je pratiquais l'écriture inclusive, parce que je suis féministe. Mon parcours a imprégné ma manière d'écrire et celle de m'adresser aux gens. Vous vivez en France, quel regard portez-vous sur la question de l'immigration et la montée de l'extrême droite presque partout en Europe ? Nous payons au prix fort les discours tant de gauche et de droite qui ont investi le terrain identitaire et qui se sont fait piéger. Aujourd'hui, la situation est assez inquiétante en France comme en Italie, en Allemagne ou ailleurs. Exclusivement, le discours populiste est en train de monopoliser la scène face auquel il n'y a quasiment pas de réponses qui correspondent aux enjeux. Le discours populiste a de la résonance auprès d'une partie des populations, ce sont des voix potentielles qui votent pour les partis d'extrême-droite. Nous ne pouvons rien contre cela ? Il y a une image de l'immigration en France qui est faussée. Il n'y a pas plus d'augmentation de l'immigration en France en 2017 qu'il y en a eu au cours des années précédentes. Le problème est réellement marginal. Le discours est surdimensionné par rapport à la réalité. En même temps, des erreurs de casting ont été faites par les différents mouvements en France quant aux choix des représentants de cette immigration. Les populations ont été occultées et les figures placées au-devant de la scène ne sont les meilleurs porte-parole. Par ailleurs, l'instrumentalisation de la question de l'immigration en France est avérée. Quel regard portez-vous sur la vie culturelle et artistique en Tunisie ? Cette créativité abondante, l'appropriation des espaces, je pense qu'un bouleversement est à l'œuvre et je pense que la classe politique n'en a pas encore pris conscience. Elle n'a pas encore intégré le changement en cours. A chaque fois je suis émerveillée par l'audace et la créativité, par cette ambition démesurée de toute une génération qui veut tout et tout de suite et qui est en train de bouleverser la société. Dans quelques années on réalisera la portée de ces changements. Et tant mieux, mais si on compte sur nos gouvernants pour que les choses bougent, il faudra attendre longtemps. Avez-vous assisté à des spectacles tunisiens ? J'ai vu pas mal de films ici ou à Paris. Les films tunisiens sortent beaucoup à Paris. J'ai vu des pièces de théâtre et des expos. Je vois une nouvelle génération porteuse d'un message. En revanche, les plus anciens produisent des œuvres beaucoup plus déprimées et violentes telles que les dernières pièces de Fadhel Jaïbi. Je trouve que c'est assez sombre alors que les nouvelles générations ont la volonté de bousculer les réalités. Il y a des mutations à l'œuvre et une relève est en train de se faire. Après la révolution politique, est-ce venu le tour de la révolution culturelle ? Nous sommes en pleine révolution culturelle. Le film «Vent du nord» pose les problématiques contemporaines qui se posent aujourd'hui entre le Nord et le Sud. Les questions de l'individu malmené par la mondialisation. Je suis heureuse de voir ce genre de films. Un festival LGBT s'est tenu à Tunis, chose inimaginable il y a encore trois ans. Cette ambition qui anime le milieu artistique et culturel est absente des milieux politique et économique. Pensez-vous que la culture, sans l'apport des décisions politiques et des outils économiques, soit en mesure d'avoir un impact sur la société et de faire bouger les choses ? Elle contribue pour beaucoup au changement du pays à travers ce processus révolutionnaire que nous vivons encore. Nous ne sommes pas dans le postrévolutionnaire comme certains voudraient nous le faire croire. Nous sommes encore dans ce «process» avec des hauts et des bas. En ce moment, c'est le creux de la vague. Nous observons une restauration assez malsaine des vieilles pratiques. Le besoin de révolution culturelle est essentiel pour opérer une vraie rupture. Les jeunes sont pris en tenaille entre l'immigration et la radicalisation, mais les autres, ceux qui ne partent pas, ont plutôt tendance à s'investir dans le champ culturel. C'est la meilleure des réponses au désespoir, pour ouvrir des perspectives et pour rêver. Il y a une jeunesse qui rêve. C'est un état de fait dont il faut tenir compte. On n'en parle pas assez. Nos médias audiovisuels sont déconnectés de la réalité, essayent de nous imposer des thématiques qui ne portent pas suffisamment ces ambitions. Ils sont en deçà de la période et au-delà du décevant. Ils ne sont pas à la hauteur des enjeux. Les télés et radios n'ont pas l'ambition de voir décoller le pays ni la volonté de rompre avec un système. Il y a un nivellement par le bas et du populisme qui incitent à se voir répandre la médiocrité partout. De quelle manière devrait être planifiée la politique culturelle ? Je voudrais d'abord parler des réformes de l'enseignement qui me paraissent déterminantes et liées à la culture. Les réformes doivent être élaborées conformément aux réalités d'aujourd'hui. L'issue de la révolution numérique que nous vivons n'est connue de personne. Il faut avoir cette modestie de laisser émerger de nouvelles idées et leur laisser de la place. Ces mutations doivent être accompagnées de souplesse et d'ouverture. Or, la rigidité institutionnelle, mais aussi des individus qui pensent détenir la vérité suprême bloque toutes ces réformes. Quant à la culture, une vraie politique culturelle ambitieuse devra accompagner les bouleversements qui sont à l'œuvre. Ce n'est encore le cas. Il ne s'agit pas de gestion de festivals. C'est une vision et une volonté d'encourager la créativité dans les espaces, de soutenir les activités pluridisciplinaires et atypiques. Sortir du conformisme culturel, se dégager de la vision du ministère qui ne doit pas dicter mais donner les moyens et laisser les gens créer.