Après le transfert de l'affaire Matmati, Chammakhi et Baraket aux chambres pénales spécialisées, l'Instance vérité et dignité vient de leur déférer le dossier de Fayçal Baraket. Trente-trois suspects sont mis en cause dans cette dernière affaire C'est à partir du 3 mars dernier que l'IVD a commencé à transmettre ses dossiers longuement instruits aux chambres pénales spécialisées, dont les juges ont été formés en justice transitionnelle au cours de ces derniers mois. Soixante-dix-huit magistrats avaient été auparavant sélectionnés par leurs pairs pour siéger au sein de 13 CS couvrant toute la République. Ces instances juridictionnelles des temps de transition ont pour mission de poursuivre les auteurs présumés de violations des droits de l'Homme commises entre juillet 1955 et décembre 2013. Pour tous ceux en Tunisie, ONG des droits humains et associations de victimes, qui luttent contre l'impunité, les dossiers soumis aux chambres spécialisées incarnent une avancée importante dans la mise en place d'un processus de reddition des comptes visant l'appareil sécuritaire toujours en mal de réforme. Un récent communiqué de presse publié par l'Organisation mondiale contre la torture (Omct) cite : «La mise en place des chambres spécialisées représente un espoir inconsidérable d'obtenir justice et de créer une jurisprudence solide sur laquelle des centaines d'autres affaires pourront se baser». Des dossiers emblématiques pour s'opposer à l'impunité Comme le préconise la loi de décembre 2013 encadrant la justice transitionnelle, les quatre premiers cas sélectionnés par l'IVD sont, de par leur gravité et les conséquences qui en découlent, notamment sur les nombreuses victimes indirectes, emblématiques des violations gravissimes des droits humains perpétrées sous le régime de Ben Ali. Des drames survenus dans les geôles de l'ancien régime et identifiés par l'IVD comme des cas de disparition forcée et de mort sous la torture. Les quatre victimes, décédées en 1991, ont toutes moins de trente ans. De tendance islamiste, ils sont loin de s'avancer comme de grands leaders du mouvement Ennahdha. «Nous disposons de suffisamment de preuves, de témoignages et de charges contre les auteurs du crime. D'autre part, la chaîne des responsabilités est bien identifiée», explique Oula Ben Nejma, présidente de la commission investigations à l'IVD. Les proches des quatre jeunes hommes ont témoigné lors des premières séances des auditions publiques de l'IVD, les 17 et 18 novembre 2016. «Nous voulons avoir accès à la dépouille du martyr» La disparition forcée de Kamel Matmati a été relatée par l'épouse et la mère de celui-ci, militant islamiste, incarcéré le 7 octobre et décédé sous la torture d'une hémorragie interne dans les 48 heures qui ont suivi son arrestation sur son lieu de travail à Gabès. Latifa, l'épouse, n'a appris la vérité que bien plus tard, en 2009. En 1992, la justice l'a condamné par contumace à 17 ans de prison, alors qu'il était mort. Pendant des années, avec la mère de la victime, elle a apporté à manger et des vêtements au commissariat de police de Gabès pour son mari qu'elle croyait en vie. Les deux femmes ont décrit leur calvaire : pendant des années, elles n'arrêtent pas de tourner dans les postes de police, les hôpitaux, les prisons à la recherche du fils et du mari perdu. Comble du sadisme, la police continuera à harceler sa femme en l'accusant de connaître le lieu de refuge de Kamel. «Nous voulons avoir accès à la dépouille du disparu et lui garantir des funérailles dignes de sa personne et de son martyre», tonnent les deux femmes au moment de leur audition. Le calvaire de Rachid Chammakhi et de Fayçal Baraket Fayçal Baraket, 25 ans, étudiant en mathématiques, était membre du parti islamiste tunisien, non reconnu par le pouvoir de l'époque. Entré en clandestinité peu avant un procès improvisé par le pouvoir, le jeune homme est interpellé le 8 octobre 1991 par des membres de la Brigade de recherche de la Garde nationale de Nabeul. Position du «poulet rôti», coups sur l'ensemble du corps, sodomie à l'aide d'un câble métallique, Fayçal Baraket subit six heures de suite durant, dans le siège de la Garde nationale, les pires techniques de torture mises en place par le régime pour bâillonner, humilier, terroriser et punir tous ceux qui le contestent. Il décédera le jour même, sous les yeux des agents de la garde nationale. Le 16 octobre, les autorités annoncent à ses parents que le corps de leur fils percuté par un chauffard anonyme a été retrouvé sur le bord de la route à Menzel Bouzelfa. Quelques jours après, Amnesty International reçoit une alerte indiquant que Fayçal Baraket était mort des suites d'ecchymoses et diverses lésions résultant d'actes de torture. En ce même mois meurtrier d'octobre 1991, mourait Rachid Chammakhi, militant islamiste de 27 ans, dans des circonstances aussi sinistres, dans le même poste des Brigades de recherche de la garde nationale de Nabeul. Position du «mouton», sodomie à l'aide d'un fil électrique, brûlures de cigarettes, il décède après trois jours de tortures ininterrompues le 27 octobre 1991. Pour maquiller le décès brutal sous la torture de la victime, son rapport d'autopsie est rapidement falsifié par les autorités. Le 28 octobre, le chef de la brigade annonce à ses parents la mort naturelle de leur fils suite à une insuffisance rénale. En novembre 1991, une instruction est ouverte puis refermée très rapidement pour manque de preuves selon le juge d'instruction. Le procès Kamel Matmati doit s'ouvrir le 29 mai au tribunal de première instance de Gabès, 14 personnes y sont poursuivies. Le second procès, celui de Chammakhi, démarrera le 29 juin. Trente-trois accusés y défileront, dont deux ministres, trois médecins légistes et deux magistrats. Trente-trois suspects sont également mis en cause dans le dossier Fayçal Baraket.