La chambre pénale spécialisée en justice transitionnelle devait examiner hier deux affaires de violation grave des droits de l'homme. Malgré la présence de plusieurs accusés, la cour n'a pu écouter ni les victimes, ni les témoins, ni les inculpés Les deux audiences, la première consacrée à l'affaire de Mouldi Ben Amor, militant islamiste mort sous la torture, et la seconde dédiée à Rached Jaidane, 54 ans, un rescapé de la torture et de treize ans de mauvais traitements dans les geôles de l'ancien régime, se suivent et se ressemblent. Le président de la chambre spécialisée du Tribunal de première instance de Tunis égrène les noms des victimes et des accusés. Contrairement aux précédents procès de ces tribunaux spécialisés dans la justice transitionnelle, beaucoup de présumés auteurs des violations sont présents. Notamment dans l'affaire Jaidane, où cinq accusés sur dix comparaissent devant la chambre, certains derrière un paravent, d'autres face à la cour et juste…devant la victime. Ali Seriati, Imed Ajmi, Belhassan Ben Mohamed Kilani, Selim Gheniya et Amor Ben Brahim El Hajj ont-ils répondu à l'appel de la cour parce qu'ils savaient qu'ils ne seraient pas entendus et que l'audience serait reportée ? Possible… Définir les responsabilités de l'Etat «Nous n'allons pas procéder à l'interrogatoire des témoins, ni des victimes et ni des auteurs présumés car des juges de cette chambre ont été mutés lors du dernier mouvement des magistrats. Ceux qui les remplacent aujourd'hui n'ont pas reçu la formation nécessaire en justice transitionnelle et ne peuvent donc pas statuer», déclare le président de la chambre. Avant que le président ne décide du report de l'audience et de renouveler la convocation à comparaître aux accusés, Rached Jaidane demande à prendre quand même la parole : «Je voudrais que les responsabilités de l'Etat tunisien dans cette affaire soient définies et reconnues. C'est ainsi que nous pourrons bâtir ensemble un avenir meilleur », soutient-il. Camille Henry, de l'Organisation mondiale contre la torture (OMCT), regrette elle que la justice ne puisse pas faire son travail alors que les présumés auteurs sont là. «Comment dans ce cas ne pas céder aux thèses complotistes contre ces procès des chambres spécialisées?», s'interroge un militant des droits humains présent hier au Tribunal de première instance de Tunis. Qui veut la peau des magistrats ? «On doit questionner encore une fois le mouvement des magistrats de l'année 2018-2019 qui a entraîné plusieurs mutations des juges siégeant dans les chambres spécialisées alors qu'ils ne sont en poste que depuis quelques mois seulement. Conséquence : nous allons faire face à une avalanche de reports avant que les nouveaux juges soient formés. Cette insécurité juridique est extrêmement frustrante pour les victimes», ajoute Camille Henry. Rached Jaidane sort souriant de la salle d'audience. «J'ai eu pitié de mes tortionnaires. Ils tremblaient. Tout d'un coup je me suis senti plus fort qu'eux», confie cet ancien enseignant à l'université française dont la vie a été bouleversée par ses années de détention arbitraire et de répression. Dans un communiqué signé par l'Omct et plusieurs de ses partenaires, l'organisation internationale qui soutient la victime, déclare : «L'histoire de Rached Jaïdane est emblématique du système tortionnaire tunisien, celui-là sur lequel les gouvernements post-révolution ont promis de tourner la page en rendant justice aux victimes. Et pourtant… Aujourd'hui, et malgré ses obligations internationales ainsi que les réformes juridiques et institutionnelles introduites depuis 2011, l'Etat tunisien ne démontre toujours pas de volonté ferme de mettre fin à cette impunité». L'Omct appelle à la fin de son communiqué le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ainsi que les acteurs principaux à procéder rapidement au pourvoi des membres manquants des chambres pénales spécialisées. Elle invite également la chambre spécialisée de Tunis à «agir avec toute la diligence nécessaire pour poursuivre, dans le cadre d'un procès équitable, les présumés tortionnaires».