Dans son livre La Méditerranée. Odyssée des cultures (Cf. La Presse du 3 mars 2009), Alia Bournaz Baccar a écrit : «La paix ne s'impose pas à coups de baguette magique. La paix s'instaure en douceur, presque imperceptiblement. Son processus doit épouser le mouvement naturel de la vie, de la coexistence. La paix est un acte volontaire, fruit d'une profonde conviction, voire d'une foi indéfectible que seul l'échange culturel est susceptible de soutenir durablement. Conjuguons nos cultures, appelons à celles des autres, entreprenons un dialogue permanent» (pp.255-256). Ce vibrant appel aux rapprochements culturels et au dialogue pour la paix vient d'être repris par un autre écrivain tunisien, Hédi Bouraoui, dans son nouveau roman Les aléas d'une odyssée. Notre compatriote réside au Canada depuis plus de quarante ans, mais il reste «méditerranéen de cœur et d'esprit», profondément attaché à ses racines. Il faut préciser, en effet, que Hédi Bouraoui s'est toujours préoccupé de «la problématique du dialogue entre le Nord et le Sud de la Méditerranée». Rien d'étonnant donc de découvrir aujourd'hui que cet ouvrage, Les aléas d'une odyssée, est le second volet d'une trilogie que notre compatriote peaufine depuis plus de dix ans, une longue saga s'étalant sur trois générations. Paru au Canada en novembre dernier, Les aléas d'une odyssée ne reçut, jusqu'ici, hélas, aucun écho en Tunisie. Ouvrage volumineux (380 pages), il se compose de deux grandes parties : ‘Les Corsades d'Hannibal' ( 6 chapitres) et ‘Le Dit de Pénélope' (10 chapitres). Issu d'un père originaire de Kerkennah, immigré de la première génération, qui s'était établi en Corse (p.12) et d'une mère née à Djerba et morte à Ajaccio, Hannibal Ben Omer personnifie dans ce deuxième volet «l'homme total en migration continue» (p.355). Affublé d'un patronyme prestigieux mais handicapant, autodidacte, «immigré par un coup de chance qui ne sera certainement pas renouvelé», ce n'est qu'au bout de cinq ans qu'il parvient à obtenir en Italie le fameux ‘Sésame', «le bout de papier» des «sans-papiers» qui l'autorise à travailler en toute légalité. Malgré le recours très prononcé à la mythologie et à l'Histoire tout au long du livre, le poids de vérité humaine reste perceptible. En effet, souvenirs, rêves et même vœux chimériques surgissent peu à peu des abîmes oniriques de tous les personnages, révélant des expériences à vif, des frustrations, mais aussi des joies. Le narrateur, à cet égard, ne se situe pas en arrière des personnages, mais comme acteur et conteur omniscient et omniprésent. Féru d'histoire, il tisse avec eux les observations et les méditations sans discontinuer. De sorte qu'au-delà de l'incessant va-et-vient du personnage central entre divers espaces culturels et sociaux, il s'agit bel et bien d'un long parcours initiatique, celui «d'un ambassadeur sans portefeuille», autrement dit, un émigré. C'est pourquoi, appréhendées dans une perspective à la fois historique et spatiale, les pérégrinations du jeune Hannibal Ben Omer ne ressemblent pas tout à fait à celles des émigrés qui, en optant pour l'exil, se fixent souvent dans un seul endroit tout en aspirant à retourner un jour au pays natal. Parce qu'ils sont divers, riches en enseignement, les séjours du jeune Hannibal en Sicile, en Corse, à Chypre ou encore en Crète, sont souvent relatés, non sans une pointe d'humour, par Laure, son épouse sicilienne, et alter ego, mettant à nu les états d'âme et les ressorts du comportement humain. Telle cette cérémonie de mariage à Syracuse : «A la mairie, le maire bute sur le nom d'Annibale Ben Omer. Sa mine prend toutes les couleurs du caméléon. Les préjugés éclatent sur les visages. Révulsés, les regards. L‘inhabituel les fige dans la consternation. La cérémonie se transforme de joie pure en rictus de mécontentement… Heureusement la famille d'Annibale est absente. Sinon le cauchemar aurait été à l'ordre du jour». (p.204) De l'exil, Hédi Bouraoui explore les écueils mais aussi les sources d'enrichissement. Hannibal est un iconoclaste invétéré, n'éprouvant aucune ambivalence ; il ne se distingue pas par l'indicible nostalgie du pays natal, et l'incessant questionnement sur la pertinence d'un éventuel retour, cette angoisse lancinante de remuer des souvenirs, de ne plus retrouver certains repères. Le lecteur n'a pas ainsi à déchiffrer les signes de l'intégration ou de l'acculturation. Le personnage central se montre toujours conscient de la transcendance de sa culture. Et s'il lui arrive de revendiquer haut et fort l'héritage carthaginois :«Je veux être pluriel, car coulent dans mes veines le sang arabe et le romain, l'amazigh et le byzantin, le grec et le levantin». (p.221), il n'hésite pas, pour autant, à avouer : «Je sens couler dans mes veines les gênes de l'esprit grec» (p.225) Son souhait le plus cher, d'après Laura, ‘parchemin de la mémoire' (p.33), qui le connaît mieux que quiconque, n'est-il pas de ressembler aux Grecs ? «Il veut tout embrasser», affirme-t-elle. On le devine, le souffle du poète amoureux de la Grèce antique est nettement perceptible dans Les aléas d'une odyssée. Bien qu'il ait à son actif plus d'un roman, notamment Retour à Thyna, La Pharaonne, ou encore Ainsi parle la tour CN, notre compatriote a toujours marqué une préférence pour la poésie, cette «goutte de rosée» indispensable à notre vie, cette «couronneuse du tendre» sans qui «aucune marche prosaïque ne vaut la peine», comme Laura le rappelle affectueusement (p.356). D'ailleurs, cette dernière n'évoque-t-elle pas le grand amour de Pétrarque ? Et qu'est donc la conclusion du roman sinon une fervente profession de foi du poète? «Puisque, comme disent les Grecs : «L'essence de l'univers est le changement : tout est sujet à changements incessants» La diké (l'équité) est son cheval de bataille. Le mien ne peut être que la poésie. Eschyle n'a-t-il pas illustré d'avance le jugement d'Aristote ? Pour qui «la poésie est plus philosophique que l'histoire» (p.372). Dans un monde pluriel, fait d'incertitudes et de questions mais où s'entrecroisent les êtres et les cultures, aire de rencontres obligées et d'échanges, la Méditerranée a toujours fasciné écrivains et poètes de tous bords. N'a-t-elle pas été, de tous temps, le berceau des cultures, la mère nourricière ? En publiant Les aléas d'une Odyssée, Hédi Bouraoui ne le sait que trop. Mais, venant d'un pédagogue qui a fait de l'exil sa principale source d'inspiration jusqu'à inventer la notion littéraire de «l'émigressence», l'essence de la migration, ce nouveau roman, le deuxième volet d'une trilogie qui se déroule sur les deux rives de la Méditerranée, a, comme l'Odyssée dont il s'inspire, valeur de «paideia» (éducation). Espérons donc qu'en exaltant de la sorte la spécificité méditerranéenne, et en soulignant les apports de tous les pays riverains, la trilogie de Hédi Bouraoui et tous les ouvrages similaires écrits à la gloire de cette région du monde, comme par exemple, Il faut reconstruire Carthage de Patrick Voisin (2007) ou La Méditerranée. Odyssée des cultures de Alia Bournaz Baccar (2009), ou encore Rhapsodie méditerranéenne de J.M.Lamblard (2010), réussiront un jour à fédérer les sensibilités particulières et à édifier un nouvel humanisme plus humain, plus tolérant. www.rafikdarragi.com —————————— Hédi Bouraoui, Les aléas d'une odyssée, Editions Romans Vermillon, Ottawa, (2009)