Parce ce qu'il se sent toujours « africain et en même temps méditerranéen de cœur et d'esprit », lui qui vit et enseigne au Canada, voilà maintenant des lustres, notre compatriote Hédi Bouraoui a « toujours eu en tête la problématique du dialogue entre le Nord et le Sud de la Méditerranée ». (Cf. La Presse, supplément: Pensée, arts & lettres du 26-11-2010) Sa dernière trilogie, qui s'étale sur trois générations, ne tourne, en fait, qu'autour de cette problématique. Dans son nouveau roman Paris berbère qui vient de paraître aux Editions du Vermillon, Hédi Bouraoui ne déroge pas à cette règle, mais la problématique se trouve, cette fois, évoquée d'une façon métaphorique. Soucieux d'éviter ce qu'il appelle la « poétique de l'ellipse», c'est -à-dire «aller à la recherche de la mémoire non pour capter les faits et gestes passés, mais la foudre qui a donné lieu aux tempêtes, de tous bords, déclenchées par le cœur! » (p.63), le narrateur, Théo, un jeune français tente de lever le voile sur la mystérieuse disparition de sa mère, et ce faisant, tombe à Paris sous le charme d'une belle kabyle, Tassadit Aït Mohand. La jeune femme, originaire d'un pays où les mœurs sociales sont encore dépourvues de ce vernis policé qui en atténue quelque peu la violence, où l'identité tribale, la survie du clan, la prééminence des liens du sang, sont constamment présentes, forgeant les destins, se trouve renvoyée à un passé hanté par les douloureux souvenirs d'une enfance crucifiée, et surtout par l'assassinat de son père, un ancien harki réfugié en France. Or, si l'on se réfère aux normes et critères qui régissent depuis des lustres, la morale sociale de ces villages perchés sur les montagnes des Aurès, Tassadit se doit de venger ce crime : « Jamais Tassadit ne m'a parlé de sa famille, excepté du drame de son père qui resta coincé dans nos gorges, la sienne par son désir de vengeance, la mienne par mon impuissance à l'aider, non par altruisme, mais par désir de me parer du prestige du justicier. Par besoin jaloux aussi d'attirer vers moi son attention que je sentais tout entière monopolisée par son affection filiale. » (p. 179) Avec subtilité, l'auteur transforme lentement cet état d'esprit en une quête de vérité, une prise de conscience chez le couple, qui finira par s'apparenter à une joute oratoire, voire un réquisitoire féroce, de part et d'autre, mettant peu à peu à nu une réalité sociale peu engageante, ne présageant rien de bon : « A plusieurs reprises, elle me fit comprendre que trop de différences nous séparaient : la religion, la culture, les us et coutumes, sans parler de nos héritages respectifs qui brouillaient à notre insu notre carte du tendre ». (p.179) Ou encore comme ce constat désabusé qui en dit long sur la vie de ce couple après le mariage : « Avec Tassadit, Théo a découvert une femme vivant en harmonie avec sa communauté. Lui, bien ancré au passé, du Moyen-Age à la modernité, et ne vivant qu'au rythme de ses propres racines. » (p.271 ) Plus que le vécu banal, les soucis et les menus plaisirs de la vie quotidienne, pour l'auteur, ce sont les rapports humains qui les sous-tendent qui l'intéressent le plus. Ainsi, par exemple, l'ambiguïté dont fait preuve le père du narrateur qui, pourtant, s'oppose au mariage de son fils avec une algérienne : « Je n'ai jamais su si mon père aimait ou détestait les Maghrébins, s'il approuvait la politique de de Gaulle ou non, s'il se plaçait du côté des colons ou des colonisés. Ses confessions créaient des incertitudes qui m'incitaient à me lancer dans une quête de vérité à jamais élusive.» (p.17) Mais, contrairement à son père, le narrateur n'adopte pas cette attitude ambiguë qui s'accommode de toutes les interprétations possibles et imaginables. C'est avec lucidité et parfois, dérision qu'il déconstruit ses histoires sentimentales. Analysant froidement sa liaison avec Ariane — un rappel discret du mythe antique — il écrit : «Ariane possède une imagination fertile. En un temps record, elle a transformé l'amitié en amour, l'amour en passion, la passion en désastre. De temps à autre, j'entrais dans son monde de folie. Elle possédait un talent incomparable pour m'entraîner dans les zones bourbeuses de ses fabulations. Je me perdais moi-même dans ses dédales, archipels d'une pensée en toile d'araignée. Je me mettais à l'oublier, à la laisser jacasser à sa guise. » (p.19) Pour rendre compte de la subtile gradation dans les divers états d'esprit de ses personnages, et des liens qui se tissent entre eux, Hédi Bouraoui ne se coupe en aucun moment de la réalité. Il est vrai qu'il n'hésite pas à s'ériger en un communicateur de messages quand l'occasion est propice. Mais comme tout art possède une fonction propre, un message, celui de Hédi Bouraoui reste toujours un message d'ordre personnel, intime, l'âme du texte, si l'on ose dire, dans la mesure où le texte lui-même n'est qu'un prétexte. Comme, par exemple, cet aveu de Théo à son père qui lui demandait, maintenant qu'il est marié à Tassadit, s'il s'adonnait au culte de l'orientalisme: « En aucun cas, dis-je, ne cultive l'art des chinoiseries. Si Julien Viaud s'en est gargarisé jusqu'à y perdre son identité, je ne me livrerai pas, comme lui, à des mascarades. L'orientalisme au premier degré, c'est perdre de vue l'importance de l'émotion avec l'étrangeté, que ce soit celle de l'autre ou de soi. Me confronter à l'exotisme, c'est me frotter à toutes les différences, les reconnaître et les respecter. C'est pourquoi j'ai épousé Tassadit et c'est pourquoi je voyage en moi- même à la rencontre de la mère que tu m'as donnée et que j'ai perdue.» (p.206) A la fois poète et romancier, Hédi Bouraoui, puise son inspiration dans la littérature, mais aussi dans la réalité sociale. Sans ambiguïté, parfois avec dérision, il joue du regard en arrière pour évoquer la réalité socio-politique de l'époque, mêlant ainsi passé et présent. Après avoir, par exemple, longuement décrit les événements de mai 68, cette « tragédie en cinq actes », il conclut, en pédagogue averti : « Pourquoi présenter cette révolution culturelle comme un drame cornélien, mettant en scène deux générations qui s'entretuent? Question de pouvoir et de passion. Tragédie avec ses querelles, ses guerres, ses morts, mais aussi son côté comique, sans catastrophe irréparable. Cela s'inscrit bien dans la lignée de Corneille. » (p.84) Précisons que cette référence à Corneille n'est pas fortuite. C'est, en fait, un lien subtil comme il en existe bien d'autres semblables, tout au long du roman, assurant la fluidité du récit, un récit à une seule voix, si pittoresque qu'il frise la littérature de voyage, mais qui se lit d'une seule traite, comme un suspense, écrit dans une langue chatoyante, pleine de verve et de fantaisie. La demande en mariage de Théo formulée sous l'Arc de Triomphe et la promenade effectuée par le couple franco-algérien sur le canal Saint-Martin à Paris, se révèlent être des « Moments d'amour éperdus, elle vers lui, lui vers elle, comme autant de prières. » Pourtant, comme le dit si bien l'auteur, « Sauront- ils dire la mère merveilleuse par-delà l'absence, et le père au- delà de la vengeance? Leur faudra-t-il, comme le canal, ‘‘mourir en livrant ses eaux tranquilles au courant exigeant de la Seine ?'' Ou bien vivre en chantant en chœur les souvenirs couchés en mots magiciens pour étancher la soif des curieux?». (p.189) Nous laisserons évidemment au lecteur le soin de le découvrir. www.rafikdarragi.com Paris berbère de Hédi Bouraoui, Editions du Vermillon, Ottawa (Ontario) Canada, 294 pages