Le personnel médical et paramédical exerce avec la peur au ventre d'être agressé par des citoyens excédés La plupart des citoyens considèrent la santé comme une priorité absolue et le fait de bénéficier de bonnes prestations médicales est considéré comme une chose d'autant plus naturelle que la perception de la population à l'égard de la santé et de la maladie a évolué et que tout individu doit jouir de toutes ses facultés physiques et mentales afin de pouvoir bien vivre et exercer une activité professionnelle. Donc, tout le monde devrait avoir les mêmes chances de conserver et de rétablir sa santé. Or, ces objectifs ne sont pas totalement atteints dans un gouvernorat comme celui de Kairouan où les 136 centres de soins de santé de base, les hôpitaux locaux et l'hôpital régional manquent d'équipements de pointe, de personnel médical et paramédical et de médicaments. Et les moyens sont souvent inadaptés aux besoins et tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, ce qui pousse les citoyens aisés à recourir aux cliniques privées et aux spécialistes exerçant à Sousse, à Monastir ou à Tunis. Mais pour les familles de condition modeste, c'est le calvaire des longues attentes et des rendez-vous trop lointains qu'on leur fixe pour un scanner ou une radiographie. Il arrive que des patients meurent avant la date prévue pour leur rendez-vous. Si on prend l'exemple de l'hôpital Ibn-Jazzar avec son unité chirurgicale, les «Aghlabides», on constate qu'il connaît une très grande affluence de toutes les délégations du gouvernorat, mais aussi de Mahdia (Aouled Chamekh, Souassi, Hbira), Zaghouan (Ennadhour), Gafsa et Kasserine. D'ailleurs, le service des urgences qui reçoit en moyenne 200 patients par jour, soit 6.000 par mois, est exigu et en permanence surchargé. Et les médecins de garde, qui font 48 heures par semaine, perçoivent un salaire dérisoire et disproportionné, et travaillent dans des conditions pénibles, ce qui se répercute, sans aucun doute, sur leur rendement et sur leur humeur. D'ailleurs, en nous rendant plusieurs fois dans les locaux des urgences pour un complément d'enquête, nous avons constaté honnêtement que certains médecins se contentent de demander au malade ce dont il souffre sans même l'examiner, puis rédigent une ordonnance sans savoir s'il a des antécédants médicaux ou des allergies ou s'il prend d'autres médicaments. Un jeune interne nous confie dans ce contexte : «Ce service polyvalent souffre de beaucoup d'encombrement et de mauvaise organisation. En outre, comme il ne dispose pas d'une salle de tri pour répertorier les patients suivant les différentes pathologies, cela crée beaucoup de chaos et d'incompréhension. Ce phénomène a encouragé beaucoup de médecins à partir à l'étranger ou vers le secteur privé. En outre, on est presque quotidiennement agressés par les accompagnateurs des patients qui perturbent notre boulot et qui n'hésitent pas à gifler le personnel paramédical et médical. A quand l'élaboration d'une loi pour la protection des cadres et agents de la santé publique dans l'exercice de leurs fonctions?». Dr Lotfi Dhahbi, qui a été sauvagement agressé au service des urgences, ce qui a nécessité un arrêt de travail d'un mois puis sa mutation au service de médecine générale, nous précise dans ce contexte : «Beaucoup d'accompagnateurs viennent, surtout le soir, dans un état anormal et étant dans l'incapacité de contenir leur tension nerveuse. Ainsi, ils sèment la terreur et la gabegie, surtout lorsqu'ils apprennent le décès d'un de leurs proches. Je n'oublierai jamais le jour où mes collègues devaient opérer une fillette des amygdales. Après qu'elle a été anesthésiée, elle a eu un choc anaphylactique, ce qui a provoqué son décès malgré tous les efforts de réanimation immédiate. Tous ses proches ont organisé un sit-in et ont empêché le cadre médical et paramédical de travailler tout en leur reprochant leur travail en dilettante... Pourtant, tous les examens qui ont été faits avant l'anesthésie ont montré que la fillette ne souffrait d'aucune malformation cardiaque ou congénitale...». Dr Essia Shouri, pédiatre, renchérit : «Bien que notre service manque de beaucoup de médecins et d'équipements, nous fournissons beaucoup d'efforts pour sauver la vie des bébés malades. Et c'est pour nous une immense douleur que nous ressentons face au décès de l'un d'eux. Il y a 2 ans, deux bébés dont l'un souffrait d'une leishmaniose viscérale à un stade terminal et l'autre ayant été admis pour une détresse respiratoire ayant nécessité sa mise sous machine sont décédés le même jour. A l'annonce de leur mort, leurs parents ont saccagé les locaux et ont violenté un ouvrier. En outre, ils ont insulté tout le corps médical et paramédical qui était sous le choc et retranché dans les bureaux. Il a fallu des renforts sécuritaires pour rétablir la situation qui avait pris des tournures dramatiques… Il est vraiment urgent de créer au sein de cet hôpital un point de contrôle secondaire, surtout la nuit afin que tout le personnel ne soit plus menacé pour le moindre problème…» Du gaz lacrymogène Il va sans dire que ces scènes de maltraitance et de violence physique ont créé un sentiment de peur et de frustration aussi bien auprès des patients et des citoyens qu'auprès du corps médical et administratif. Tout récemment, les unités sécuritaires ont dû utiliser les gaz lacrymogènes à l'unité chirurgicale les Aghlabides, et ce, pour disperser les familles de deux délinquants venus se faire soigner de leurs blessures au service des urgences tout en semant la pagaille. Toute cette ambiance malsaine a contribué au ras-le-bol des médecins, des infirmiers et des ouvriers dont les sit-in sont de plus en plus fréquents, et ce, pour dénoncer les agressions récurrentes dans les hôpitaux de Nassrallah, de Bouhajla, de Kairouan et de Chrarda. Ce constat alarmant est à signaler également dans les urgences des hôpitaux locaux situés dans les différentes délégations. A titre d'exemple, à Sbikha qui compte 72.000 habitants, l'hôpital local connaît beaucoup d'affluence, et ce, malgré le manque d'équipements et de staff médical. C'est pourquoi l'Etat a consacré une enveloppe de 650.000D pour la construction d'un nouveau service des urgences dont les travaux ont débuté en 2015 et qui devaient s'achever en 2017. Or, les travaux réalisés à 90% ont été arrêtés à cause de la résiliation du contrat avec le fournisseur n'ayant pas respecté les clauses du contrat. Et depuis, les choses traînent d'où la colère des habitants souffrant de différentes pathologies et contraints d'être transférés dans d'autres établissements hospitaliers. Leïla Fatnassi, mère de trois enfants, se plaint de cette situation: «Pourquoi tout ce retard ? La lenteur administrative, la bureaucratie, les consultations et l'ouverture des plis… tout cela ne nous intéresse pas et ne dépend pas de nous. Notre souhait, est que les responsables comprennent que la situation actuelle de l'ancien service des urgences est devenue alarmante et ingérable…». Où va-t-on ?