Par Mohamed HADDAR (Universitaire) Un nombre croissant d'économistes soutiennent que la Tunisie aurait pu réaliser des taux de croissance plus élevés, créer davantage d'emplois et permettre une meilleure répartition sociale de la richesse. L'argument avancé est qu'une économie, caractérisée par la corruption, ne peut fonctionner à sa pleine capacité. Plus de corruption, c'est moins d'investissement et par conséquent, c'est moins de croissance et moins d'emplois. Dans ce cadre, l'avidité de "la famille" de l'ancien président et de ses proches a étouffé l'activité économique du pays, réduit la création de richesses et aggravé la pauvreté. Ce sont en majorité les pauvres qui subissent le plus les répercussions économiques et sociales de la corruption, non seulement car ils souffrent du manque de services et des déficiences de l'administration, mais aussi parce qu'ils ne sont pas armés pour résister aux exigences de responsables corrompus. La corruption qui les a enrichis spectaculairement s'est développée grâce à l'installation de verrous ou de "tributs" qu'ils ont installés sur les institutions économiques — douanes, banques, transport, infrastructures, autorisations administratives, etc. — qui ont handicapé l'activité et la répartition de la richesse. On assiste à un dysfonctionnement du secteur public, à une inefficacité progressive du système juridique et à une perte de légitimité de l'Etat en tant qu'institution. La forme la plus répandue de corruption au sein de l'administration est probablement la nomination ou la promotion de personnes sur la base des relations et d'intérêts, et non sur la base du mérite. Dans ces conditions, les dimensions politiques, bureaucratiques et économiques du problème se renforcent mutuellement et engendrent des coalitions de groupes d'intérêts qui exproprient la richesse de la collectivité et bloquent les initiatives privées. La fraude fiscale s'est traduite par la baisse du revenu d'impôt collecté par l'Etat. Si ses coûts directs risquent d'être élevés (pertes de recettes, détournements de fonds), ses coûts indirects (distorsions économiques, facteurs d'inefficacité, gaspillage) accentuent davantage le problème, et sont plus difficiles à évaluer. Ils étaient présents dans beaucoup de secteurs, ponctionnaient les profits des entreprises et ont réduit, par conséquent, la capacité de ces dernières à investir. Cette famille élargie est fréquemment présentée comme le carrefour de la corruption en Tunisie. Souvent qualifiée de quasi-mafia au point où de nombreux patrons ont préféré ne susciter aucune convoitise en se contentant de végéter comme des petites et moyennes entreprises (PME) tunisiennes. Le pouvoir ne se contentait pas de spolier. Il utilisait aussi le fisc pour "remercier ou punir". L'Administration fiscale et le ministère de l'Intérieur sont appelés à jouer ce rôle. Dans ce contexte, certains patrons étaient frileux, sans grands moyens et travaillent souvent dans l'opacité. D'autres, en tissant des relations avec la famille, ont accepté le partage. Le népotisme faisait que personne ne voulait prendre de risques pour des investissements importants. Caractérisé par un sous-investissement, le tissu économique de la Tunisie est composé principalement de PME. 90% du tissu industriel sont composés de PME et 73% des exploitations agricoles ont moins de 10 hectares. Ces PME fournissent une part appréciable des emplois et participent à la création de valeur ajoutée. Cependant, dans le contexte qui prévalait, les PME du secteur industriel utilisent un stock de capital à faibles niveaux technologiques et ont des procédés de production qui ne dépendent pas de l'innovation technologique, par opposition à d'autres expériences internationales. Adoptant une logique de minimisation des coûts, ces PME ont tendance à embaucher un plus grand nombre d'ouvriers à faible qualification en vue de réaliser un niveau donné de production. Dans ce cadre, seules les grandes entreprises, principalement du secteur énergie, utilisent des salariés qui ont une formation supérieure. Dans l'industrie manufacturière, 7,4% seulement bénéficient de cette formation. Cette situation n'a pas favorisé l'emploi des dizaines de milliers de diplômés. 1. Que faire aujourd'hui et de façon urgente ? Il n'y a pas d'activité économique sans sécurité et sans stabilité politique. Aucun économiste ne dirait le contraire. C'est à la limite le bon sens. Pour que la "Révolution de la dignité et de la liberté" donne ses fruits et concrétise les ambitions du peuple, tous les citoyens doivent être vigilants pour défendre et soutenir cette révolution afin de rétablir la stabilité et de garantir la sécurité du pays, des citoyens et de leurs biens. L'activité économique doit reprendre et elle ne peut reprendre sans stabilité, sans sécurité et sans Etat. L'engagement et la vigilance de tous les Tunisiens sont des facteurs déterminants de la création de la richesse et d'une meilleure répartition dans un contexte de concurrence exacerbée. Cet engagement l'est encore dans un contexte de Révolution qui porte beaucoup d'espoirs. C'est la condition pour pouvoir parler de l'économie. Dans ce contexte, l'on peut avancer les points suivants : 1. Les économistes sont quasi unanimes pour soutenir qu'une forte croissance économique est une condition nécessaire mais non suffisante pour lutter contre la pauvreté et la vulnérabilité. Certes, l'atténuation de la pauvreté passe par la réalisation d'une croissance soutenue et durable mais elle exige, aussi, l'adoption de plusieurs mesures sociales conduisant à une meilleure répartition des revenus. Les deux dimensions économique et sociale sont intimement liées. Une croissance faible et volatile est souvent accompagnée d'une régression dans la répartition des revenus. Une redistribution sans croissance provoque, le plus souvent, des tensions politiques et sociales et doivent être, tôt ou tard, remboursées. C'est la raison pour laquelle la réduction de la pauvreté ne peut réussir que si elle débouche sur une croissance soutenue et durable, sur la création d'emplois et sur la protection des vulnérables. 2. Alors que l'économie nationale continue de pâtir, les revendications et les surenchères de toutes les composantes de la société tunisienne ne cessent de s'accroître : exonérations fiscales, réparations des dommages, augmentations de salaires, primes, avantages en nature, régularisations immédiates, emplois, …. Dans ce contexte, il faut souligner, avec force, que les revendications sociales accumulées pendant plus de deux décennies de répression d'inégalité et d'exclusion sont parfaitement légitimes. La "Révolution de la dignité et de la liberté" a été au départ un soulèvement populaire, essentiellement de jeunes déshérités des zones défavorisées de la Tunisie profonde, motivé par des considérations économiques et sociales. 3. Cependant, l'on assiste tous les jours à des surenchères excessives. Certes, les privilégiés de l'ancien système ont intérêt à semer le désordre, mais il faut noter aussi que certains "politologues" et "idéologues" ne cessent d'étaler leurs "compétences" et leurs "théories" à tout bout de champ. Par ce comportement, ils ne peuvent contribuer à la réalisation des objectifs et des espoirs soulevés par les jeunes en quête de la dignité, de l'emploi, de l'équité sociale. Les manigances, les faux calculs et l'égoïsme ne doivent pas prévaloir sur l'intérêt national. Tous les citoyens doivent faire preuve d'esprit de responsabilité, d'un sens aigu de civisme et de vigilance tout en revendiquant, de manière organisée, des réformes urgentes qui défendent leurs droits légitimes et préservent notre économie et notre pays. 4. L'économie ne peut supporter, dans les conditions actuelles, toutes les revendications. Il n'existe pas de solutions miracles. Dans le secteur public, une expansion des dépenses de l'Etat doit être financée par un moyen ou un autre et tôt ou tard doit être payée. La question du financement du déficit budgétaire doit être clairement posée. Les économistes convergent pour soutenir que le pays ne peut pas dépenser au-delà de ses moyens. L'expérience tunisienne indique que le laxisme en matière des dépenses publiques décidées au début des années quatre-vingt a été payé chèrement par un programme d'ajustement structurel en 1986 avec un coût social très élevé. Dans le secteur privé, il faut bien souligner que face à une concurrence internationale qui ne cesse de s'intensifier, les entreprises doivent améliorer, sans cesse, leur compétitivité. Elles sont aujourd'hui dans l'expectative. Certaines ont adopté une attitude d'attentisme, d'autres croient réellement qu'elles ne pourront plus résister à la concurrence internationale. Dans ce contexte, le sacrifice de tous les Tunisiens, en cette période délicate et encore risquée, est un facteur déterminant de la création de la richesse et d'une meilleure répartition dans un contexte de Révolution qui porte beaucoup d'espoir. N'oublions jamais que des Tunisiens ont sacrifié leur vie pour qu'on vive ces moments historiques.