Le Conseil national de la Ligue s'est réuni récemment, ce qui ne s'était pas produit depuis longtemps. Peut-on faire le point sur la situation et sur votre agenda pour la période à venir‑? La situation est totalement différente de ce qu'elle était avant le 14 janvier. La révolution a libéré les hommes et les institutions. Dès cette date, nous avons ouvert nos locaux. Dans les régions, dix locaux avaient été fermés tandis que quatre étaient restés ouverts, mais la police stationnait devant et empêchait quiconque d'y entrer. Le local central, à El Omrane, était lui aussi inaccessible : seuls les membres du comité directeur et les étrangers –‑diplomates ou journalistes‑– pouvaient y accéder. Le 14 au soir, les locaux ont donc rouvert et, depuis, nous essayons de nous remettre. Le dernier congrès a eu lieu en octobre 2000, c'était le 5e. Nous avons essayé de tenir le 6e congrès mais en avons été empêchés par la force. Actuellement, nous sommes devant d'autres difficultés : nous recevons parfois plus d'une centaine de personnes par jour au siège central d'El Omrane alors que nous ne sommes pas outillés. Les gens viennent déposer leurs doléances, qui sont très diverses : ils réclament des droits, la libération d'un proche, s'enquièrent sur l'amnistie générale, demandent des papiers pour quelqu'un qui est au Congo ou ailleurs... Il y a une difficulté à classer les doléances. Certaines sont «‑exotiques‑» ! Mais nous ne sommes pas outillés, ni en personnel ni en matériel... Nous sommes en train de nous remettre. Nous recrutons des bénévoles. Nous essayons de répondre aux urgences. Il y a des gens qui vous disent: «‑J'ai trop attendu, ma situation est intolérable... Faites ce que vous voulez mais trouvez-moi une solution‑». C'est le premier impératif. Un autre impératif est de restructurer la Ligue. Nous avons des sections qui ont été privées de leurs locaux. Nous demandons d'ailleurs aux autorités régionales et locales de nous procurer des locaux. Nous allons rétablir des structures, de manière à recevoir les gens dans les régions. Nous avons reçu récemment, au siège central, 60 personnes qui venaient de Kasserine : on doit avoir des sections fonctionnelles dans les régions ! Autre impératif encore: tenir le congrès de la Ligue. Maintenant, plus rien ne nous empêche de le tenir. Le point a été évoqué lors de la réunion du conseil national dimanche et lundi derniers. Le congrès se tiendra avant l'élection de l'Assemblée constituante. Peut-être le 7 mai, à l'occasion du 34e anniversaire. Concernant les adhésions, qui est un sujet à propos duquel on nous pose souvent des questions, et qui a toujours été un problème fondamental... le «‑Parti‑» – le non-regretté parti – nous inondait de demandes d'adhésion. Il y a eu un amendement de la loi pour qu'il puisse inonder la Ligue d'adhésions. Cette menace a disparu maintenant. Mais le prochain congrès va définir les critères du militant. C'est ce dont vous avez parlé lors de la réunion du Conseil national ? Oui, le Conseil national a formulé cette recommandation selon laquelle les responsables au sein des partis politiques ne peuvent pas être des dirigeants au sein de la Ligue. D'autre part, nous sommes dans un contexte où il n'est plus nécessaire pour ceux qui se sentaient persécutés de venir se réfugier au sein de la Ligue. Le profil du militant va être défini lors du prochain congrès. Les adhésions ne s'ouvriront qu'après sa tenue. La Ligue a aujourd'hui d'autres échéances importantes. Nous participons aux travaux de la Commission nationale d'établissement des faits sur les abus durant la dernière période, ainsi qu'à ceux de la haute Commission chargée de la réforme politique, dont les membres nous ont fait la fleur de nous rendre visite dans nos locaux. Nous allons participer à l'élaboration de la loi électorale. Les propositions seront transmises à nos structures... Et puis il y a l'échéance du 24 juillet. C'est très important pour nous. En 1994, la Ligue avait instauré un observatoire des élections. Nous l'avons fait avec d'autres ONG... En 2004 et 2009, nous avons fait un travail d'observation au niveau de l'information. D'où il ressortait par exemple que Leïla Trabelsi, avec 14 % de l'espace médiatique, recueillait à elle seule plus que tous les représentants de l'opposition réunis, alors même qu'elle ne participait pas aux élections... Désormais nous allons pouvoir faire de l'observation. Nous allons d'abord assurer une formation dans ce sens, auprès des militants et des bénévoles. Autre volet : nous croulons sous les dossiers actuellement. C'est pourquoi nous formons des groupes d'action judiciaire pour traiter ces dossiers et accompagner les gens devant la justice. En 2003, nous avions reçu de l'Union européenne une somme de 700.000 euros, qui avait été bloquée par les autorités. Elle devait servir à la formation, à l'accompagnement, à des études et à tout un programme allant dans le sens d'une justice sereine... Le secteur de la justice est dans un état de délabrement avancé. La justice a été instrumentalisée par la dictature et ne s'est pas encore débarrassée de ses tares. Il est nécessaire de la mettre à niveau. Nous avons des juges de grande qualité. Mais d'autres ne le sont pas. Et certains sont connus pour avoir servi avec zèle l'ancien régime et ils continuent aujourd'hui de servir la «‑justice‑»... Mais nos magistrats, même si on leur dit qu'ils sont désormais indépendants, ne peuvent pas faire face à la situation: ils croulent sous les dossiers. Comment voulez-vous qu'ils rendent une justice digne de ce nom ? Ce n'est pas possible ! Et que dire maintenant, avec tous les nouveaux dossiers qui vont atterrir suite à la révolution. C'est un gros chantier. Nous allons participer à l'effort... Nous allons en particulier organiser un séminaire pour lancer l'idée de justice transitionnelle, qui rejoint la justice de réconciliation... Réconciliation après que les gens eurent récupéré leurs droits. L'exemple du Maroc est édifiant... Nous allons sonder la justice internationale, pour voir comment cette dernière peut aider la justice tunisienne. Il s'agirait d'une aide technique ? Oui, une aide technique, dans la définition des termes. Ou pour voir dans quelle mesure elle ne peut pas aider à récupérer des éléments de preuve… Mais pour voir aussi si certains crimes ne peuvent pas relever de son ressort. Autre sujet de préoccupation : la presse ! Nous avons salué la création d'une instance pour l'information et la communication, présidée par M. Kamel Laâbidi. Mais il y a des signes inquiétants : tout le monde change en même temps. Les zélateurs de l'ancien régime deviennent du jour au lendemain des révolutionnaires. On ne peut pas traiter de la même manière les uns et les autres. Il y en a qui insultaient les gens de la manière la plus vile. Or les journalistes qui refusaient de faire ce travail existent : pourquoi n'ont-ils pas refusé aussi ? Ils ont choisi de faire leur beurre avec ces pratiques... Ils ne peuvent pas avoir le beurre et l'argent du beurre ! Pour la presse, il faut un apaisement. Qu'il y ait des règles claires. Qu'on donne au journaliste la possibilité de définir la ligne éditoriale. Et puis, il faut éviter le lynchage. Tout le monde a droit à la dignité et chacun est innocent jusqu'à preuve du contraire. La presse doit respecter la déontologie. Comment avez-vous appris la nouvelle de la dissolution de la police politique ? Nous avons appris la nouvelle lors du Conseil national. Le Conseil national avait prévu d'organiser un rassemblement vendredi à ce sujet! On vous aurait pris de vitesse, pour ainsi dire‑? Oui, en quelque sorte… Nous avons salué cette nouvelle mais nous avons indiqué aussi que ce n'est pas un seul organe qui représente la police politique : il y en a d'autres. Nous demandons que soit éliminée la police politique quelles que soient ses ramifications. Et avons demandé qu'elle ne revienne pas sous une autre appellation. Et pour ce qui est du RCD ? Sa dissolution a respecté la légalité. Le ministre de l'Intérieur a suspendu les activités du RCD et il a transféré le dossier à la justice, comme cela est stipulé par la loi… comme cela a été imposé par le RCD lui-même du temps où il cherchait à gérer la vie des partis ! Mais la justice a jugé sereinement. Les parties ont présenté leurs éléments et la justice a tranché… Ce parti se mettait hors la loi. Il ne présentait pas de comptes à la Cour des comptes, comme cela est exigé par la législation. Il s'accaparait des biens publics et privés. Plusieurs de ses responsables ont commis des crimes. Plusieurs de ses dirigeants auraient participé aux actions de sabotage qui ont suivi la 14 janvier. Aujourd'hui, il est dissous. Mais cela n'empêche pas que chacun puisse s'organiser en parti, y compris les gens qui ont été au sein de ce parti, dès lors qu'ils n'ont pas commis de crimes et qu'ils n'ont pas été mêlés à des activités contraires à la loi. Quels sont les risques d'atteinte aux droits de l'Homme dans l'avenir ? Ces risques existent. Dès qu'un pouvoir se trouve sans contre pouvoir ! Et nous allons être un contre-pouvoir fort. La société est en train de produire d'autres contre-pouvoirs. Nous avons une société dynamique qui va continuer d'être vigilante. Premièrements pour parachever la tâche de la révolution en éliminant les structures de la dictature et, deuxièmement, pour persévérer dans la demande de lois qui garantissent les droits effectifs des citoyens. Nous espérons que les prochaines échéances législatives permettront des votes dans ce sens. Déjà, le gouvernement de transition a adopté des décrets-lois : par exemple, les réserves à l'égard de la Convention relative aux discriminations contre les femmes (Cedaw) ont été levées. S'agissant de la peine de mort, le gouvernement provisoire a annoncé qu'il allait adopter les protocoles facultatifs attachés au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L'un de ces protocoles concerne l'abolition de la peine de mort. Nous demandons que le gouvernement respecte sa parole sur ce point.