Par Slaheddine OUESLATI * Acte I : Bien que le président par intérim ait satisfait, dans son discours du 4 mars, les points essentiels des revendications des manifestants, l'intérêt envers la conférence de presse du Premier ministre ne semble pas consommé. Le décor est très nouveau pour une mentalité habituée à un genre classique et monotone devenu détestable après 23 ans d'éternel recommencement. Debout, derrière un pupitre en verre transparent et devant des rangées de ministres assis face à face à l'anglaise, le Premier ministre s'est exprimé à l'auditoire, mais, en fait, à tout un peuple en carence d'assurance. Bien que le discours soit politique, M. Béji Caïd Essebsi est venu expliquer la feuille de route annoncée dans l'allocution du président intérimaire 24 heures auparavant, dans une ambiance détendue. Sevré d'expression pendant plus d'une dizaine d'années, l'exercice à vite tourné à une leçon de communication politique : une présentation qui a démontré ses vertus et aussi ses faiblesses que nous garderons pour une autre occasion. Acte II : Dans une trop petite salle en longueur bourrée de représentants des médias accrédités, locaux ou envoyés spéciaux, le nouveau Premier ministre a monté d'un cran sa subjugation de communication politique. A part le fait qu'il ait annoncé les nouveaux cinq membres de son gouvernement, il a pu et su balayer les dernières réticences vis-à-vis de sa personne. Le principal doute à son égard concerne «sa sincérité» à mettre en œuvre les revendications de la révolution. Les autres interrogations sont liées à sa capacité à pouvoir restaurer l'autorité de l'Etat et la sécurité publique, relancer l'économie et tranquilliser la population. Et ce n'est pas une mince affaire. Encore plus à l'aise que dans la précédente épreuve orale, le nouveau Premier ministre n'a pas réellement annoncé de miracle, c'est-à-dire de décisions révolutionnaires (et il en faut en cette période : c'est ce que le peuple attend de lui), mais il a réussi, quand même, à essorer au cours des minutes les dernières gouttes de flottement et d'indécision dans une situation de crise et de tension. Alors qui a fait chavirer les journalistes, puis les protestataires de la Kasbah, et l'opinion publique dans l'acceptation de «tout», qui est en fait «rien»? C'est une «image» qui compresse toute une histoire pour enfin exprimer la «couleur» d'une personnalité appréciable ou détestable ou autre. Celle du nouveau Premier ministre est plutôt «positive». Elle rassemblerait les ingrédients de la manière, la présence physique, la présence de l'esprit, la personnalité d'un homme sûr de lui (ou donnant cette impression), capable et qui inspire confiance, bref, cela s'appelle du….. , oui, du charisme. Et celui de Si Béji repose sur trois socles ou puise de trois paramètres : 1- Un parcours politique "court" d'un demi-siècle de hautes responsabilités au sein de l'Etat, et encore une expérience, témoin de quelques froissements et couacs bénéfiques pour son «image» avec deux dictateurs, l'un est plus possessif que l'autre, mais l'un est plus «propre» que l'autre. La preuve, qu'il a eu «le culot et l'audace» de présenter sa démission au premier, le «combattant suprême» de son époque, et puis encore, avec le deuxième, il décide de se retirer sans fracas. C'était un énorme risque face à une personnalité compliquée et surtout complexée. Car il ne fallait surtout pas attirer les foudres sauvages et aveugles d'un certain plouc susceptible, disposé à tout contre tous. M. Caïd Essebsi l'a vu et bien vu depuis le début, lorsque le virage d'un certain Ben Ali prenait la voie d'une dictature pure et dure, doucement mais sûrement vers sa cible : assujettir injustement un peuple docile et un pays généreux. Son ouvrage sur la vie politique tunisienne, notamment bourguibienne, a apporté également, faut-il le reconnaître, beaucoup d'eau à son moulin et il en profite allègrement. 2- Une image physique (… sobre, élégant — habillé en costume sombre avec pochette classique significative), son allure détendue, son gestuel non excessif, ses grimaces avec des sourires charmeurs étudiés, témoin d'homme sympathique, sensible, vigilant et surtout malin, comprenant les mécanismes et les messages au quart de tour. 3- Le contenu (plutôt indirect) de son intervention qui trace quelques directions décisives pour l'avenir du pays, et présente par la même occasion des réponses aux plus extrémistes des manifestants : Je vais faire ceci….. Nous allons faire cela….. Seulement, les messages et réponses dissimulés entre les lignes sont souvent plus redoutables que les décisions prises ou à prendre. Il a ainsi démontré qu'il maîtrise bien cette arme aiguisée et déguisée de la communication, ancienne de plusieurs années de diplomatie à la tête de l'ambassade de Tunisie en France et des ministères de la Défense, de l'Intérieur et des Affaires étrangères, et qui est le fruit d'une riche expérience acquise de la fréquentation des grands du monde de l'époque. Dans sa prestation, il n'a pas badiné avec «l'image d'homme d'Etat» autoritaire, rigoureux et responsable qu'il a été obligé de faire passer à un peuple très versatile, aux groupuscules encore prêts pour le pire, et surtout envers des prédateurs carnassiers et coriaces qui profiteront de la moindre faille de faiblesse ou souplesse pour s'incruster dans la marmite du «pouvoir de décision» et en tirer profit. Ce n'est surtout pas par hasard qu'il a lancé sur un ton : «Je peux écouter les autres, mais c'est moi qui décide et seul». Parmi ces «autres», les responsables syndicaux à qui il a tenté en même temps de leur désamorcer la mèche en avouant le rôle historique mémorable de leur Organisation dans l'histoire de notre pays. Tous ces paramètres en fait se confondent pour en créer une «image». Mac Luhan disait déjà bien avant : «Les hommes politiques étaient des idées, aujourd'hui ce sont des images». Et dans notre contexte, cette image, ou bien elle passe ou bien elle ne passe pas. Celle de son prédécesseur, M. Ghannouchi, a peiné et a finalement viré à l'échec (pour les mêmes et pour d'autre raisons propres à l'un et pas à l'autre), alors que celle de l'ex-diplomate en chef, Si Béji, son image a vite percé l'autisme des Tunisiens (sur une pente descendante, faut-il le souligner) longue de quelques semaines, et a touché son point faible : la confiance. Est-il vraiment l'homme de la situation‑? Va-t-il nous rouler dans la farine comme tous les autres‑? Toute la bande des accusés, ce sont des «copains» ou de «simples citoyens» devant la loi ? Les plus avertis ont raison de se méfier de la politique et des politiques entre eux. Il est évident que le Premier ministre tient à réussir son pari et il en est visiblement déterminé. Il a commencé à s'exprimer dans un langage littéraire pour donner sa vérité sur quelques évènements antérieurs et assurer ainsi (pourquoi pas) une certaine postérité. Pour les circonstances, il a vite repris le goût et les réflexes de la composition avec la presse et de ses lumières éphémères. A son âge, l'être humain a besoin de reconnaissance quitte à ressortir du terroir même pendant le temps additionnel. La preuve, trois jours après la révolution, il accorde une longue interview à Nesma TV farcie de positions fracassantes contre la personne, la famille, le régime et la bande à Ben Ali. Ensuite, il chatouille intelligemment les esprits pour solliciter un quelconque rôle à jouer dans la vie politique et publique de son pays. Et pourquoi pas ? Quelque chose, à ce qu'il paraît, lui est resté de travers depuis sa retraite politique. De l'amertume. Un goût d'inachevé. La rediffusion sur la même chaîne une seconde fois en pleine crise, soit le troisième jour de la révolution, a évidemment accéléré sa montée en selle. Le reste est réservé au concours des circonstances. Dans son cas, encore mieux, à la chance qui lui ouvre largement les bras. Et avec l'existence de son compagnon de chemin, tunisois comme lui, en l'occurrence M. Foued Mebazaâ, au sommet (temporaire) de l'Etat, la chose devient une simple formalité. C'est une merveilleuse porte de sortie de carrière, plutôt d'entrée dans la cour des Grands de l'Histoire qui ont illuminé les stations emblématiques de la Tunisie et que les générations retiendront forcément bon gré mal gré. L'offre d'assumer la responsabilité de chef de gouvernement est donc alléchante, exceptionnelle, unique dans la vie de toute personne. Reste le comment, la manière, bref la stratégie. Et celle-ci n'est pas autre que la voie des médias, intermédiaire incontournable. Pour les fins connaisseurs de sa pointure, il sait plus que quiconque que la presse est à double tranchant. Mais, probablement, il se dit : «Je la connais suffisamment bien pour la rendre impérativement de mon côté, ma complice, surtout dans une mission noble comme : sortir le pays de l'impasse et assurer la phase de transition démocratique». Et le début de la partie est sifflé à la conférence de presse. Il faut alors profiter de la première séance du grand oral, celle qui lui a été offerte pour la première fois avec uniquement les journalistes. Seulement, assoiffé, peut-être, par l'exercice médiatique public, il a été si attiré par la lumière qu'il lui serait demandé de prendre des précautions. A maintes reprises, il ne se gênait pas de couper la parole pour taquiner, placer un jeu de mots, une idée, une épine ou offrir une fleur. Il en avait assez des bouquets, pour tout le monde. De manière générale, la mayonnaise semble prendre et bien prendre avec eux et avec l'opinion publique. En principe, lorsque la complicité germe, elle accouche d'un monstre : l'overdose, et l'overdose est nocive, voire incurable, mais pas en quatre mois, à moins qu'elle soit régulièrement arrosée. Et l'appétit vient en… au-delà du 24 juillet. A une seule condition : sur décision de l'AC, c'est peut-être mieux, sur le principe, pour la Tunisie. * (Universitaire)