Par Anouar DEBBICHE * Ma mère, que Dieu ait son âme, disait : «Quand l'ivresse se dissipera, les créanciers se présenteront‑!». En état d'ivresse, on vit dans un monde parallèle, euphorique, où tout est simple, il n'y a pas d'obstacles, il n'y pas de limites. Mais un jour, un jour viendra où la réalité amère s'imposera et l'on peinera alors pour réparer les erreurs d'hier. Notre vaillante jeunesse sera spoliée de sa révolution, son sang pur qui a coulé aura été vain; pire, il aura été souillé autant par ces fauteurs de troubles que par les philosophes, les théoriciens et les légalistes de tous bords. Certains de nos médias me donnent l'impression d'être aveuglés par la lumière qu'ils découvrent, eux qui vivaient dans un tunnel obscur. Il est certes légitime de donner la parole à tous ceux qui ont des revendications, mais il est aussi important de la canaliser. Quand un haut responsable dit à de jeunes lycéens, sur une chaîne de télévision, «Vous avez le droit de vous exprimer librement, personne ne vous touchera», il était certainement bien intentionné, mais a-t-il mesuré l'impact de ses paroles sur ces jeunes ? Et le haut responsable de la police conspué gratuitement et dont le seul tort était qu'il s'était remis au travail sérieusement. Peut-on réparer facilement un tort commis‑? Que fera-t-on pour remettre ces innombrables directeurs et professeurs, priés par certains de leurs élèves de «dégager», simplement parce qu'ils ne leur plaisent pas ? Ces derniers ne sont probablement pas parmi les meilleurs, mais ils mettent en danger l'avenir des autres qui constituent la majorité. Le rôle de l'éducateur est de former nos enfants, s'il n'est pas respecté, comment voulez-vous qu'il accomplisse sa tâche ? Dans les autres domaines, les choses ne sont pas meilleures. Nos campagnes sont délaissées. Vous pouvez parcourir des centaines de kilomètres sans rencontrer un garde national, des dizaines de fermes sont spoliées de leurs cheptels (des milliers de vaches coûtant 4000 DT pièce ont été volées, égorgées ou revendues peut-être à l'étranger), du matériel brûlé, des milliers d'hectares pâturés, compromettant les récoltes à venir, des parcs nationaux, financés souvent par l'étranger, ont été vandalisés. Nos PME, y compris celles des étrangers ayant investi en Tunisie, peinent à survivre, certaines d'entre elles sont déjà condamnées. Nos villes, et à leur tête Tunis, sont livrées à elles-mêmes, nos policiers, quand ils sont présents, se font très discrets. Et pendant ce temps, à tort ou à raison, des manifestations, des marches, des sit-in meublent notre vie, chaque groupe revendiquant ses droits ou supposés tels; chacun tirant la couverture à soi sans penser à l'intérêt général. L'impatience et l'exigence immédiate devenant la règle pour tous. Civisme et suprématie de la loi sont mis au grenier. Entre-temps, le champ est laissé libre pour les règlements de comptes, les bandes de voyous criminels, les reliquats de milices, les apprentis démocrates qui ne font rien pour qu'à la tendance «je fais ce que je veux» s'oppose la culture de «je fais ce que je dois». M. Mohamed Ghannouchi est un homme intègre, certes. En démissionnant, il a dit qu'il n'aimait pas la répression. Comment se fait-il, après plus de 60 jours, qu'aucun des membres des ex-familles régnantes n'ait été montré à la télévision ou traduit devant les tribunaux ? On aurait arrêté des dizaines de personnes en possession de grosses sommes d'argent qu'elles distribuaient à des fauteurs de troubles, qu'a-t-on fait de ces criminels ? Pourquoi ne pas en avoir fait d'exemples en les condamnant à de très lourdes peines pouvant aller jusqu'à la peine capitale. Après tout, nous avons vu le sang de nos enfants couler. Cela aurait été de la dissuasion et non de la répression, élément primordial dans la situation que traverse le pays. Dans mon précédent article «De la monarchie républicaine à la République moderne» (paru au journal La Presse du 11/2 2011), j'avais émis un avis sur cette période transitoire, passage obligé qu'on peut comparer à la traversée d'un fleuve en crue. J'avais mis l'accent sur les deux domaines vitaux à préserver coûte que coûte: l'ordre et l'économie, car on sait qu'il n'y a pas d'activité économique sans sécurité et sans stabilité politique. Sur le plan politique, nous avons fini, enfin, par comprendre que nous vivons dans un état de fait et non dans Etat de droit, l'article 39 nous permettant de proroger le mandat du président intérimaire car le pays est en danger imminent. M. Caïd Essebsi a accepté le Premier ministère après «hésitation», dit-il. Nous l'en remercions, nous savons que la tâche sera ardue. Je sais qu'il faisait partie avec MM. Mebazaâ et Mestiri de ceux qui avaient contesté le PSD lors du congrès «des dupes» de Monastir. Je n'ai aucun doute sur sa probité, j'attirerai respectueusement son attention sur un point : Ben Ali est coupable de haute trahison non pas pour abandon de poste en tant que chef des armées et de l'Etat, c'est peut-être la seule chose positive qu'il ait faite dans sa vie politique, mais pour le non-respect de la déclaration du 7 novembre, les abus de pouvoir, la torture et la dilapidation de biens nationaux, etc. Je reviens donc au second volet : l'ordre et la sécurité. Notre pays traverse une période difficile. Depuis deux mois, nous pataugeons. Si nous avons trouvé nos économistes, qui nous ont dignement représentés à Davos, nous n'arrivons pas à leur donner les moyens de travailler. Nos juristes se contredisent parfois, nous n'avons pas encore trouvé les hommes forts pour assurer l'ordre et la sécurité, ne faisant pas de politique politicienne, n'ayant rien à gagner sauf la sauvegarde du pays. C'est pour cette raison que j'avais proposé, non pas de tout confier à l'Armée, mais de la faire participer d'une façon directe à la gestion de ce domaine. Notre armée est une armée républicaine au service de la nation, elle n'a pas besoin de le prouver, elle l'a montré durant la Révolution. Son plus jeune officier, ayant le grade de sous-lieutenant, a un bac + 5. Je sais que certains craignent de tomber sous un régime militaire, je suis parmi ceux qui ne l'accepteront jamais. Comment les rétablir, je suggérerais : 1. Mettre à la tête des régions des gouverneurs militaires (officiers supérieurs), secondés par des secrétaires généraux civils pour gérer les affaires administratives, et ce, pour 3 raisons : • Eradiquer une fois pour toutes l'excuse de l'origine du RCD • Eviter les dérives du tribalisme (voilà que certaines régions demandent des gouverneurs natifs de la région) • Les officiers savent, et cela fait partie de leur formation, comment motiver leurs troupes, car nos forces de sécurité n'ont pas toutes participé aux tueries de Redayef, Sidi Bouzid, Thala, Kasserine et ailleurs. Ce ne sont pas, non plus, tous leurs chefs qui ont exercé l'oppression du peuple ou pratiqué la torture. Quel mal y a-t-il à les réhabiliter par le geste et la parole, à leur redonner confiance en eux-mêmes, en leur expliquant que maintenant ils servent non pas un homme mais le peuple dont ils font partie ? Pourquoi décapiter brutalement des services, nous avons besoin de ces hauts cadres qui connaissent les rouages de l'administration. Il suffit simplement de savoir les recycler. 2. Intégrer au sein des ministères de la Défense et de l'Intérieur des secrétaires d'Etat militaires (notamment du 2e bureau) chargés de la sécurité. Ils coordonneraient leurs activités pour diriger militaires, policiers et gardes nationaux dans le seul but d'éradiquer le chaos. Quant au citoyen, lui, il doit comprendre qu'il n'y a pas de droit sans devoir. Il a le droit de s'exprimer, de manifester pacifiquement autant qu'il le souhaite, mais il doit accomplir ses devoirs envers la nation en cette période dangereuse, et son premier devoir est de reprendre le travail. Toute personne faisant grève doit savoir que l'absence sera défalquée de son salaire et que dans certains cas, le licenciement est possible. Tout acte de vandalisme donnera droit aux forces de l'ordre d'utiliser tous les moyens. Les partis politiques, quant à eux, devraient parcourir le pays, aller au contact des citoyens, leur expliquer ce qu'est la démocratie, leur exposer leurs programmes, tenter de défaire les filets tressés par le RCD à travers tout le territoire. Notre peuple est grandiose. Il l'a prouvé et continue à le prouver. Ecoutons ses commentaires. Nous n'allons pas laisser une bande de malfrats le salir, alors qu'ils ne représentent qu'une infime minorité ! Chirurgicalement, il ne faut pas hésiter à amputer le membre qui met en danger la vie du malade, il faut supprimer la gangrène quelle que soit son étiologie. Nos économistes ont averti que si les choses continuaient ainsi, nous n'aurions plus les moyens financiers de faire fonctionner l'Etat. Et pour finir, je dirais aux responsables et aux hommes valables de notre pays de ne pas être dégoûtés de la situation et de continuer à agir, car s'ils passent la main, ils laisseront la place aux dégoûtants. Et je dirais à nos jeunes que des exemples pullulent dans l'histoire où des révolutions ont été déviées, sinon lysées par l'anarchie, que nous sommes là pour les aider à assurer leur avenir et à cueillir les fruits de leurs sacrifices, car nous, notre avenir est derrière nous, nous n'avons pas pu faire ce qu'ils ont fait. Qu'ils nous pardonnent. * (Ancien chef du service de chirurgie à l'Hôpital militaire de Tunis)