Par Dhiaeddine Souissi Visiblement, le salafisme n'est pas propre à l'Islam. Il peut aussi être bourguibiste. Quand on cherche à déifier Bourguiba en quête d'une légitimité perdue, c'est très difficile. Le salafisme islamiste puise dans l'image sacrée du Prophète et de ses compagnons. Il en réfère au passé glorieux d'une grande civilisation glorieuse et rayonnante. Il pèche évidemment par ce qu'il ne place pas la révélation et ses grandes réalisations dans une conception rationnelle de l'histoire. Cependant, il reste attrayant et mobilisateur car il titille le passionnel et le spirituel. Par contre, quel rêve le retour et l'identification au style Bourguiba peut-il susciter chez les larges masses ? Fouiller, aujourd'hui, dans l'ère Bourguiba n'est pas uniquement d'un intérêt purement informationnel. Une nation qui n'a pas le courage d'examiner correctement son passé, surtout récent, est incapable de concevoir son avenir de manière sage, réfléchie et efficace. Si on se permet d'inviter Bourguiba à la critique, ce n'est pas pour le dénigrer et souiller son image. C'est un grand leader. Ses adversaires, sans parler de ceux qui ont eu la chance d'œuvrer tout proche de lui à l'édification de la Tunisie moderne, reconnaissent ses grandes qualités. Personnellement, j'ai été opposant à son régime. Plusieurs membres de ma famille ont subi sa répression et connu ses prisons pour des raisons purement politiques. Mais je n'ai aucune rancune envers lui. Il y a dix ans, presque jour pour jour, c'était l'imposant dispositif policier qui m'avait empêché de faire le déplacement pour Monastir afin d'assister à ses obsèques. Il est maintenant le père de la nation, même si je considère qu'il est loin d'être un père modèle. La matrice sociale de la Tunisie fraîchement indépendante recelait tous les fondamentaux et ingrédients nécessaires à l'édification d'une société pluraliste et démocratique. Notre cher pays n'était pas une poussière d'individus. Une telle poussière n'aurait pas pu faire le nid du premier parti communiste d'Afrique et du monde arabe. Elle serait également incapable de donner des penseurs de la valeur de Abdelaziz Thaalbi, Tahar Ben Achour, Tahar Haddad, et bien d'autres. Un ramassis hétérogène de bipèdes ne place pas un originaire d'une petite ville du Sahel à la tête du parti qui dirige le mouvement national, ni un insulaire de Kerkennah comme secrétaire général de l'une des plus prestigieuses organisations syndicales dans le monde, présidée honorifiquement -de surcroît- par un grand cheikh tunisois de la mosquée Zeitouna. Tous bourguibistes quelque part Examiner critiquement Bourguiba est un moment essentiel dans le recouvrement naissant de notre fierté nationale. La Tunisie a enfanté de grands leaders comme Bourguiba, Ben Youssef et Hached, par ce qu'elle est grande…très grande. Et ce fait, Bourguiba l'a malheureusement éclipsé. Culte de la personnalité oblige. La construction et la justification de son propre mythe nécessitent le rapetissement de valeur de la Tunisie. Aujourd'hui, notre référentiel doit se projeter au-delà du père. Aux grands-pères et aux enfants. Après le 14 janvier 2011, s'il y a un seul mythe à entretenir, ce serait la Tunisie. Elle est grande. Elle l'a toujours été. Elle regorge, comme elle regorgeait depuis des millénaires, de plusieurs talents capables de la gouverner. Nul ne lui est fatalement indispensable, pour qu'on le supporte président à vie. Le message universel qu'elle vient d'adresser à un monde en profonde mutation démocratique est consubstantiellement incompatible avec le culte d'une personne, d'une idéologie ou d'une légende. Si elle voudra rayonner sur le monde, comme elle le faisait par le passé, elle doit ôter le voile de toutes les impostures qui veulent cacher sa grande aura. Pendant 55ans, la marche de notre pays a été freinée par le despotisme et le manque de sagesse politique de son premier leader, et par la dégénérescence mafieuse du système autoritaire qu'il a édifié. Après 55 ans de notre indépendance, le quart, oui c'est bien le quart, de notre population de plus de 10 ans est analphabète. Chez la population féminine, ce taux dépasse les 30%. En 1984 , le taux global était de 46%. Mais quel gâchis! Et certains osent encore disserter sur l'exemplarité de notre système d'enseignement de masse. Dans le monde arabe, nous sommes, sur ce plan, comparables à l'Egypte et à l'Algérie. Ne sont sensiblement derrière nous que le Yémen, le Maroc et la Somalie. Nous sommes bien en deçà du rang médian. Le plus désolant est que l'idée selon laquelle, sous Bourguiba, un système solide d'éducation nationale a été construit. Cela fait partie du mythe, justement. Pour construire un idéal, chercher un héritage glorieux qui galvanise les énergies et attise l'espoir de mettre la Tunisie sur la voie de la vraie modernité et de l'essor économique et social lui revenant de droit, le « bourguibisme » n'est pas la bonne adresse. Il est, en effet, non détachable de l'autoritarisme et de l'exclusion de l'autre, à partir du moment où l'autre est adversaire politique et idéologique : j'ai raison ; cela m'autorise à te considérer comme obstacle, je t'écarte et, s'il le faut, je t'élimine. Quand on se rappelle la déclaration musclée d'Ahmad Friaâ quelques jours après le 14 janvier, on a exactement la mesure de ce que peut être le rapport du «bourguibisme» à la démocratie. La fureur, de la part de certains nostalgiques de Bourguiba, contre Atef Ben Hassine est un autre témoignage de l'incompatibilité essentielle des deux. Et la démocratie c'est bien ce que nous voulons et devons construire. C'est le projet national prioritaire. Son édification ne sera pas une mince affaire, tant son ancrage dans notre société reste encore fragile, et tellement les attitudes et réflexes autoritaires et sectaires marquent encore les esprits de l'écrasante majorité des Tunisiens. C'est un héritage du père et de son style de gouvernement. Adversaires et partisans de Bourguiba, nous sommes presque tous bourguibistes quelque part. Je pense que c'est de débourguibisation que nous aurons plutôt besoin.