Selon un article publié récemment par un journal de la place, il y aurait près d'un million d'abonnés qui seraient dans une logique de refus de payer leurs factures d'électricité, profitant de l'ambiance contestataire généralisée pour exprimer leurs griefs quant au coût élevé de la facture et à un présumé arbitraire dans la facturation. S'il y a un domaine que nous devons protéger de toutes retombées négatives de la révolution, c'est bien le secteur de l'électricité. Car si la plus grande vigilance n'est pas exercée maintenant et tout de suite pour faire face au phénomène, même s'il ne concernait que 10.000 plutôt qu'un million, nous devrions nous préparer à apprendre à vivre dans l'obscurité. Nos entreprises, dont la compétitivité est déjà taxée par maints handicaps, verraient leurs difficultés s'aggraver, et la Steg, qui, de tout temps, a été la fierté du secteur public en Tunisie, deviendrait un véritable tonneau des Danaïdes pour le budget de l'Etat. Aucun doute sur le grand risque auquel un tel scénario nous exposerait. L'expérience dans le reste du monde nous permet même de prédire les différentes phases de son déroulement. Un million de factures impayées ce mois-ci se multiplieront par deux le mois prochain si un voisin, pourquoi ne le ferait-il pas, prenait exemple sur son voisin. Bientôt, un autre voisin s'avisera de se passer de compteur en se raccordant directement au réseau. Cela ne prendrait que quelques années avant qu'une large fraction des factures restera impayée et qu'une fraction non moins grande de l'électricité générée ne sera même pas facturée. Au Kosovo, au milieu des années 2000, ces chiffres s'élevaient respectivement à 33 et à 40%. D'autres pays du monde connaissent des chiffres peut-être un peu moins catastrophiques mais tout aussi alarmants. Dans cette situation, la Steg n'arriverait plus à couvrir ses frais de fonctionnement, et n'aurait d'autre recours que le budget de l'Etat. Quand l'Etat n'aura plus les moyens de cette politique ruineuse, la Steg se verra obligée de réduire sa production, et c'est là que les délestages commenceront à se manifester et iront en s'aggravant. Au Sénégal, les délestages, jadis inexistants, sont devenus aujourd'hui un mal endémique variant de 2 à 7 heures par jour. Au Liban, les consommateurs n'ont droit qu'à 4 à 12 heures d'électricité par jour. Bien avant que les délestages n'atteignent ces niveaux, notre société se scindera en deux : ceux qui auront les moyens de s'acheter des générateurs individuels et ceux qui n'auront pas d'autre choix que de réapprendre à s'éclairer à la bougie et de voir les aliments s'abimer dans leurs réfrigérateurs. Les premiers ne seront pas plus heureux que les seconds, même s'ils susciteront leur envie. Si ce n'est pas l'absence d'électricité qui gâtera la qualité de leur vie, ce seront le bruit, la pollution, et les tracas quotidiens pour l'entretien de ces monstrueux engins qui s'en chargeront. De plus, si la Steg n'est plus en mesure de couvrir ses dépenses courantes, elle aura encore plus de mal à couvrir les dépenses d'investissements nécessaires pour continuer à faire face à la croissance de la demande. Alors se creusera un gap entre la capacité installée et la capacité requise et ce gap sera bientôt impossible à combler. C'est le cas au Liban, aujourd'hui, où la capacité installée n'est que de 1.500 mégawatts au moment où la capacité requise est de 4.000 mégawatts. L'investissement additionnel coûte tellement cher (2,5 milliards de dollars) que plus aucun politicien n'ose soulever la question. Pour éliminer à la source le risque d'un tel scénario, un plan d'action ferme est nécessaire. D'abord, et si besoin est, le gouvernement doit prêter main forte à la Steg pour couper court aux comptes délinquants. Ensuite il devrait s'asseoir autour d'une table avec la Steg et discuter les griefs des uns et des autres. S'il y a un problème avec les compteurs, la Steg devra le résoudre pour rétablir la confiance des consommateurs. L'intégrité de la Steg doit rester au-dessus de tout soupçon. Ensuite, il faut expliquer aux citoyens que le budget de l'Etat a une capacité limitée à protéger le consommateur des augmentations du prix du pétrole sur le marché international. Les consommateurs comprendront d'autant mieux si la Steg démontre au public et à elle-même que, malgré sa situation de monopole, elle fait de son mieux pour assurer des prix aussi compétitifs que ceux offerts dans d'autres pays pauvres en ressources hydroélectriques, comme c'est le cas de la Tunisie. Troisièmement, et en vue d'assurer le maximum d'équité sociale, il faut réexaminer le «trade-off» entre l'accès des couches défavorisées à l'électricité à bon marché et le fardeau des prix plus élevés que devront payer les couches les plus aisées et l'industrie pour compenser. S'il y a des raisons pour penser que les tarifs actuels donnent plus de poids à la deuxième préoccupation qu'à la première, il faudra envisager d'augmenter légèrement les tarifs pour les uns pour pouvoir les baisser pour les autres. L'électricité 24 heures sur 24, sept jours sur sept, sur la quasi-totalité du territoire est un des acquis les plus importants de la Tunisie indépendante. Si la plus grande vigilance n'est pas exercée pour le protéger, l'espoir des jeunes Tunisiens «de voir la Tunisie de demain dans un meilleur état que la Tunisie d'hier» ne tardera pas à se briser. Lénine a eu raison, au moins à moitié, de penser que «l'électrification et les soviets étaient les piliers du socialisme». Nous aimerions tous vivre la démocratie non pas dans l'obscurité, mais dans la lumière éclatante à laquelle la Steg nous a habitués depuis sa création.