Par Soufiane BEN FARHAT Un ami s'est plaint du trop-plein d'états d'âme qui caractérisent nos médias ces derniers temps. Soit. Mais le constat ne signifie pour autant pas désapprobation. La Révolution du 14 janvier 2011 a libéré un immense potentiel d'initiatives. Que dis-je ? Elle est l'aboutissement d'une formidable éruption. Celle de l'immense gisement des volontés comprimées dans les carcans du dispositif répressif. Ainsi libérée, l'énergie enfante des tourbillonnements. Ils sont par-dessus tout psychologiques et affectifs. Et se traduisent en actes et en paroles, bien évidemment. D'où cette propension des Tunisiens, toutes couches sociales confondues, à parler, témoigner, proposer…Chacun y va d'un son de cloche traduisant un état d'âme. Chacun débite à n'en plus finir son sac à mots. C'est on ne peut plus naturel dans cette séquence exceptionnelle qu'est la Révolution. Les propositions et échanges s'apparentent à une lame de fond. Et ici comme ailleurs, les idées deviennent par moments force matérielle. On l'a vu avec les protestataires de la Kasbah I et II. Bien que réprimés dans une première phase, ils ont rappliqué avec d'autant plus de mordant qu'ils étaient mus par la rage du combattant qui refuse d'abdiquer. Il y avait, d'un côté, la rue. De l'autre les politiciens et les hauts fonctionnaires emmurés dans les enceintes ministérielles. N'empêche, les protestataires ont fini par imposer un agenda politique porteur : l'élection d'une Assemblée constituante, prélude à l'élaboration d'une nouvelle Constitution. Laquelle Loi fondamentale fixera les modalités des élections présidentielles et législatives à venir. Les grandes énergies bouillonnantes ont eu raison des claustrations figées. Le face-à-face a présidé, lui aussi, à des échanges discursifs. Âpres échanges par médias interposés. La Révolution est passée aussi, et surtout, par là. Certes, il y a eu – et il y a encore — des paroles en suspens. Espèces d'états d'âme confisqués ou en sursis. Ceux des victimes surtout. Victimes de la misère, des exclusions, de l'injustice, de la répression. Vaste multitude de laissés-pour-compte avant, pendant et même après la Révolution. Leur mal-être se traduit par des actes que d'aucuns estiment répréhensibles, ou exagérés, ou mal à propos. Mais ce n'est que jugement. Parce que, comme l'instruit si bien la sagesse populaire, ne sent la braise que celui qui marche dessus. Quelles qu'en soient les teneurs, les revendications occupent en fin de compte des espaces béants. A cet effet, notre Révolution est encore en manque d'un support essentiel. Il aurait fallu, plutôt que de se détourner des revendications assimilées à des jérémiades, dresser des cahiers de doléances. Et tout le monde y aurait trouvé son compte. A défaut de dynamiques appropriées, les médias occupent le terrain laissé vacant. Les gens y expriment leurs ressentiments, leurs amertumes et lamentations. Exagérément parfois, là où il ne le faut pas par moments. Mais ce n'en sont pas moins des états d'âme légitimes, exacerbés sans nul doute par l'indifférence ou les préventions à leur endroit. Dans chaque processus social, il y a une dimension psychologique et affective avérée. L'ignorer équivaut à condenser contre soi un potentiel de bouillonnement en sourdine. Il finira bien par rejaillir quelque part, un jour ou l'autre. Aux risques et périls de ceux qui cherchent à l'étouffer . Mon ami devra tempérer son jugement. Et se dire que les choses ne sont jamais aussi définitivement tranchées qu'elles n'y paraissent. Entre un oui et un non, il y a une infinité de peut-être. Et comme l'a si bien écrit un jour Marcel Junod, "il n'y a jamais que deux adversaires, mais auprès d'eux et parfois entre eux survient un troisième combattant". Le rôle de l'homme des médias – et de l'humanitaire — s'apparente bien souvent au statut de ce troisième combattant.