Par Ely Moustapha A regarder l'état de la Tunisie aujourd'hui, on est en proie à la désolation. Que se passe-t-il ? A trop vouloir tout dégager, on finit par faire le vide. Et la nature a horreur du vide. Et pourtant ce vide-là, ce n'est pas ce dont souffre la Tunisie d'aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'un vide de fierté : la révolution tunisienne restera dans l'histoire une contribution majeure à la libération des peuples et un exemple sans conteste pour le reste du monde. Ce n'est pas non plus un vide de la conscience : le peuple tunisien est parmi les peuples les mieux éduqués et scolarisés du monde. Ce n'est pas non plus un vide de patriotisme : l'histoire tant ancienne que récente de la Tunisie montre qu'elle a produit des hommes et des femmes illustres qui ont servi leur nation et son histoire. Le vide aujourd'hui en Tunisie, c'est celui du civisme et de l'esprit républicain. Un civisme que certains ont réduit à un comportement de contestation permanente, entraînant la regrettable confusion entre la revendication légitime civiquement exprimée et la violence contestataire qui n'a pas sa place dans un Etat de droit. Cette violence, résiduelle d'un «esprit révolutionnaire» auto-entretenue au mépris d'une démocratisation de l'Etat , de l'ouverture politique et des efforts transparents vers une transition politique salvatrice, est très regrettable. Et à cela il faut dire : «ça suffit !». Le civisme disparaissant, il emporte avec lui ce que la Révolution elle-même a apporté : la promesse d'un avenir meilleur. Meilleur pour la démocratie, pour les libertés mais aussi pour le bien-être du pays et de ses habitants. Or ce bien-être est aujourd'hui mis à mal par ce vide de civisme qui se crée et qui s'exprime jusque dans le comportement de l'automobiliste. Il s'exprime aussi dans des revendications tous azimuts qui vont de l'augmentation des salaires à mille et une autres requêtes qui n'épargnent même pas les responsables des institutions d'Etat. N'est-il pas curieux que tous les travailleurs, disposant de leur emploi et de leur salaire, puissent se mettre en grève, entravant les services publics et privés, pour des augmentations de salaires, alors que ceux à l'origine de la Révolution, et morts pour elle, étaient tous des chômeurs ? N'est-il pas curieux qu'un agent de l'ordre réglant la circulation se fasse tancer par le premier automobiliste alors que sans cet agent aucune circulation ne pourrait se faire ? N'est-il pas curieux que des services de la voirie municipale puissent faire grève des semaines entières entraînant la pollution ordurière et menacer la situation sanitaire, économique et sociale de villes entières‑? Il est temps qu'au fameux «dégage!» révolutionnaire, se substitue un «ça suffit» civique pour le salut de la Nation. Nul ne contestera à la Révolution ce qu'elle apporta à la Tunisie de changements positifs à l'échelle politique, et de prestige justifié à l'échelle internationale. Mais personne aujourd'hui ne pourra vous dire de quoi demain sera fait. En effet, il y a une dérive vers une insouciance collective de groupes professionnels qui ne pensent qu'à améliorer leur situation matérielle sans prendre la mesure de celle de la Nation tout entière. Certes, il y a les contestations purement politiques, elles doivent être respectables et respectées mais ne doivent pas entrer en conflit avec les intérêts socioéconomiques de la Nation. Or que remarque-t-on aujourd'hui ? Des villes en pollution, un système sécuritaire en reconstruction, la prolifération d'un urbanisme incontrôlé, une économie en redressement, des investissements qui se raréfient, des commerçants qui font fi de tous les contrôles, des finances publiques qui souffrent de la rareté des ressources actuelles et à venir, une activité touristique grégaire, un secteur hôtelier ébranlé… et des salariés qui font grève auprès d'un gouvernement provisoire. Il est temps de dire : «ça suffit !». Mais le dire non pas au mépris des acquis de la révolution, ni à celui des libertés publiques et de la démocratie, mais le dire avec patriotisme et responsabilité. Le dire pour demander à tous de se remettre au travail et sanctionner, administrativement et professionnellement, ceux qui mettent à mal le développement économique et social. Le dire pour que la contestation légitime et garantie ne soit pas confondue avec l'opportunisme et l'entrave irraisonnée des institutions économiques et sociales. Sans pouvoir politique légitime, il n y a pas de respect des responsables, sans un appareil sécuritaire fiable, non pas craint mais respecté, il n' y a ni tranquillité sociale ni développement économique, sans un citoyen révolté, il n' y a pas démocratie, mais sans un citoyen responsable, il n' y a pas de Nation. Tout comme la liberté qui «s'arrête là ou commence celle des autres», la Révolution s'arrête là ou commence l'intérêt supérieur de la nation. Il n' y a pas de révolution permanente qui ne finisse par devenir une dictature, il n' y a que des citoyens dont le civisme permanent fait des révolutions ce qu'elles doivent être : le début d'une victoire de l'Homme face à la dictature et la fin de la misère humaine face à l'adversité. Aussi après le fameux «Dégage !», il convient de crier «ça suffit». Le crier haut et fort. Non pas parce que l'on voudrait que ce fameux mouvement des libertés s'arrête mais qu'il n'ignore pas que dans un Etat où la misère économique s'installe, la dictature revient. «Ça suffit !», ce n'est en fait que la traduction d'un «dégage !» pacifique. «Ça suffit !» signifie : «dégage l'incivisme !», «dégage l'irresponsabilité!» «dégage l'opportunisme !», «dégage l'improductivité !», «dégage la misère!», «dégage la mauvaise conscience !». Si le fameux «dégage !» fut utilisé à l'égard de personnes irresponsables, le «ça suffit !» n'est en fait qu'un «dégage» à utiliser contre les non-valeurs. Celles qui sont en train de miner les acquis du peuple. Alors qui est prêt à dire «ça suffit!» ? Qui est prêt à avoir la fermeté et l'engagement pour orienter le comportement social vers un nouvel esprit, qui abandonnerait la contestation permanente vers la conscientisation du citoyen sur le devenir d'une nation libérée mais qui est en train de s'enchaîner elle-même. Le civisme, définissant le citoyen respectueux de ses devoirs et des principes collectifs, ne pourrait lui permettre d'ignorer «qu'être libre, ce n'est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c'est vivre d'une façon qui respecte et renforce la liberté des autres» (Nelson Mandela). Alors ayant suffisamment dégagé, il convient maintenant de faire le dégagement d'une insuffisance nuisible au devenir de la Nation : l'incivisme. Et cela suffit. Suffisamment. E.M. *(Professeur de droit public)